Nature perturbée

Rien n'y faisait, Cilia n'arrivait pas à déterminer un chemin vers son lieu de naissance. L'emplacement restait relativement flou, et elle ne savait pas quel cours d'eau, aussi petit soit-il, elle devait suivre pour retrouver ce fameux village. Sa mémoire lui jouait des tours. Lors de sa fuite, avait-elle plongée directement dans une rivière, ou avait-elle flotté, enveloppée dans son brouillard ? Si oui, sur quelle distance ?

Toutes ces questions ne mèneraient pas à grand chose, et au fond d'elle la Dryade le savait. Son éveil était un événement mystérieux, même pour elle. La façon dont elle avait fui tenait davantage du réflexe animal, de l'instinct de survie que d'un acte réfléchi. Et si sa curiosité la poussait vers la recherche de ses origines, son instinct la sommait de ne pas approcher de cet endroit qu'elle avait fui.

Cilia s'extirpa de ses pensées en voyant passer devant elle une petite chose brillante. En tournant la tête, elle vit une petite créature, une espèce d'humaine miniature, avec une paire d'ailes. Elle se demanda ce que ça pouvait être. Elle avait une apparence humaine, ou en tout cas humanoïde, mais son expérience lui avait appris à se méfier des apparences. En tous cas, quelque soit sa nature, la petite chose était jolie. Elle la dévisagea avec un grand sourire, avant de se mettre à chanter. Plus précisément, à reprendre, dans un style particulier, la chanson qu'elle venait d'interpréter.

La situation amusa Cilia, qui s'autorisa à esquisser un sourire. Elle reprit donc sa chanson, accompagnée de la petite créature.

Pour une raison étrange, Kalyss s'était mise en apnée. Tuguunla eut l'impression de sortir d'une sorte de torpeur, ou de transe, comme si ce chant avait un effet plus particulier sur ses oreilles de Demi-Elfe. Tuguunla attentit poliment une réponse sans faire la moindre remarque.

KALYSS – Je n'en sais rien. Je ne pense pas que ça soit une Centauresse, en tout cas. Je n'avais jamais entendu ça avant.

Tuguunla non plus, mais rien ne lui permettait, à lui, d'éliminer l'hypothèse d'une Centauresse. A ses oreilles, ça pouvait être n'importe quelle créature. Même une Demi-Orque, pourquoi pas. Tuguunla avait rarement parlé avec un de ses “semblables” – aucun Demi-Orc ne lui ressemblait vraiment – et jamais avec une femme. Il avait beau être un Demi-Orc lui-même, bien qu'Argilite avant tout, il ne savait même pas quelle voix pouvait avoir une femme Demi-Orque. Alors, dans son esprit, toutes les hypothèses étaient permises concernant ce chant cristallin qui accaparait l'attention de la forêt et envoûtait Kalyss.

Tuguunla se gratta le crâne. Il venait de suggérer d'aller retrouver Tebolet – il en profiterait pour retrouver Sliga – et ne voulait pas se détourner de son objectif à cause d'un joli chant, mais ça restait très intriguant. Il se fit la réflexion que ça pouvait être une occasion de revenir à son premier objectif : trouver des témoins pour savoir ce qu'il s'était passé pour ces trois Centaures.

TUGUUNLA – Allons voir. Peut-être que la créature qui chante sait quelque chose. Après nous irons voir Tebolet. Tu es d'accord, Kalyss ?

– Allons voir. Peut-être que la créature qui chante sait quelque chose. Après nous irons voir Tebolet. Tu es d'accord, Kalyss ?

Parfait, elle n'osait pas le proposer.

- Oui, je suis d'accord.

Elle ferma les yeux, histoire de se concentrer sur le chant pour déterminer précisément son origine. Et les rouvrit, légèrement frustrée : il venait de s'interrompre. Heureusement, à peine quelques secondes plus tard, la voix mélodieuse leur parvint de nouveau. De la droite. Elle ouvrit les yeux et dit en désignant la direction du doigt :

- Ca vient de là.

Sans attendre, elle commença à avancer, suivie par Tuguunla. En route, elle réfléchit à comment aborder la chanteuse : cette dernière allait très probablement les remarquer, étant donné le faible niveau de discrétion de Tuguunla. Alors, débarquer sourire aux lèvres ou attendre qu'elle leur adresse la parole ? Ne sachant pas ce qui l'attendait, elle préférait partir du principe que c'était dangereux. Elle finit par hausser mentalement les épaules. Elle n'aurait qu'à improviser, la présence de Tuguunla devrait dissuader une attaque immédiate.
Le temps qu'elle se fasse ses réflexions, ils étaient arrivés à un ruisseau qui glougloutait joyeusement entre les arbres. Kalyss s'arrêta brutalement et en resta bouche bée. La créature la plus étrange qu'elle ait jamais vue était agrippée à un rocher par ses multiples tentacules. Kalyss n'avait jamais vu de Dryade d'Eau, du moins pas de près, et aucune ne ressemblait à celle-ci. Elle ne put donc en reconnaître une dans cette créature ; elle ne put que reconnaître ce qu'elle n'était [i]pas[i]. Ce n'était clairement pas une Centauresse, ni une Humaine, ni même une Demi-Orque ou une Demi-Elfe. Elle ne ressemblait à rien de ce que Kalyss connaissait. Son visage n'était humain que de loin ; sa peau blanche comme du marbre la faisait ressembler à un fantôme. Kalyss en oublia Tuguunla derrière elle.
La créature interrompit son chant en les voyant. Kalyss mobilisa toute sa volonté et réussit à esquisser un sourire. Elle avait parfaitement conscience que dévisager ainsi quelqu'un -quoi que ce fut- était tout sauf poli, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Par ailleurs, la créature n'émettait aucune onde malveillante ou agressive. Fascinée, Kalyss l'observa donc jusqu'à voir des étoiles danser devant ses yeux secs.

Cilia et la fée continuèrent de chanter en coeur, quand bien même la Dryade jugea que le petit être des forêts manquait de technique. Néanmoins, le petit duo improvisé lui plaisait beaucoup. Subitement, la fée disparut à tire d'aile. En tournant la tête, la Dryade en comprit la raison : deux individus, aussi différents que l'on pouvait l'être, avaient fait irruption devant eux.
La première, une femelle, avait des traits très fins, et de longs cheveux. Le deuxième, un mâle, est très grand, et avec des proportions étranges. Il n'a pas l'air agressif, pourtant il dégage une espèce de force tranquille. Comme ces énormes poissons, qui paraissent si paisibles avant de montrer leurs dents acérées.

Cilia les fixa pendant quelques secondes. Ils n'avaient pas l'air agressif, mais plutôt étonnés. Ce n'était pas rare. Ce fut le grand bipède qui rompit le silence.

– Bonjour !

Cilia cligna lentement des yeux. S'ils voulaient la prendre par surprise, c'était trop tard. La femelle avait un arc, mais il était rangé. La Dryade jugea que les risques étaient minimes. Elle se décrocha de son rocher, et flotta rapidement jusqu'à eux. Après un dernier regard au géant, elle finit par répondre.

Kalyss acquiesca tout de suite. Elle ferma les yeux et tendit l'oreille. Tuguunla ne dit rien et ne bougea pas laissant la Demi-Elfe à l'ouïe plus fine que la sienne analyser l'origine du chant. Enfin Kalyss estima l'avoir localisée et avança dans la forêt ; le colosse lui emboita le pas. Ils étaient loin de tout chemin, la végétation était sauvage par ici, et Tuguunla dut à plusieurs reprises grimacer en sentant ses pieds nus marcher sur des buissons piquants, ou repousser une branche qui se dressait à hauteur de sa tête.

Faisant plus de bruit que la Demi-Elfe en se déplaçant dans la forêt, et n'ayant pas une aussi bonne ouïe qu'elle, Tuguunla ne perçut le gargouillis paisible du ruisseau qu'au moment où ils arrivèrent sur place. C'est là qu'ils y découvrirent la créature chanteuse.

Kalyss était estomaquée, comme n'importe qui aurait pu l'être à sa place, mais pas Tuguunla. Que se passait-il dans la tête de ce dernier pour exprimer si peu de réactions devant l'étrangeté de la créature ? A vrai dire, Tuguunla considérait qu'il vivait dans un monde plein de surprises, de découvertes et de choses merveilleuses. Puisqu'il était capable de s'émerveiller de tout, cette étrange pieuvre à visage humain n'avait pas de quoi susciter de la peur ou de la stupeur chez lui ; juste de la curiosité.

Finalement, Tuguunla sourit, tout simplement. En général, les animaux n'avaient pas ce genre de visages, et ne chantaient pas de cette manière. Sans même se poser trop de questions sur la nature de la créature, Tuguunla partit du principe qu'elle savait parler. Tout en souriant, il lui dit donc :

TUGUUNLA – Bonjour !

La pieuvre était fixée à un rocher par les ventouses de ses tentacules. Elle s'en décrocha d'elle-même, et se déplaça en flottant légèrement au-dessus du sol, certains de ses tentacules pendant jusqu'à chatouiller l'herbe. Son regard semblait avoir analysé ses deux interlocuteurs, et elle avait décidé de ne pas adopter d'attitude hostile. Tuguunla n'eut donc pas peur d'elle quand elle s'approcha. De plus, elle lui répondit poliment :

CILIA – Bonjour.

Tuguunla regarda un instant Kalyss, un sourire niais au lèvre, l'air de lui dire : « Tu as vu, elle a l'air gentille cette drôle de créature ! ». C'est en tout cas les pensées qui lui traversaient à cet instant l'esprit et qui transparaissaient assez bien sur son visage expressif et enfantin. Il s'adressa ensuite au céphalopode à tête de femme :

TUGUUNLA – Tu chantes bien ! C'est joli. Moi, je m'appelle Tuguunla, et elle, c'est Kalyss. Nous cherchons pourquoi des floranides ont tué des Centaures ici. Tu as vu ce qu'il s'est passé ?

Lorsque Tuguunla prit la parole d'un ton tranquille pour saluer la créature, le cerveau de Kalyss se remit en marche et elle se rendit compte qu'elle avait la bouche grande ouverte. Elle la referma précipitamment tout en continuant de dévisager la créature, fascinée. Cette dernière les observa un instant et Kalyss fit un bond de quatre mètres de haut lorsqu'elle se détacha du rocher pour... flotter, il n'y avait pas d'autre mot, elle flotta jusqu'à eux, ses longs tentacules effleurant le sol, et répondit poliment au salut du géant. Kalyss fut surprise par sa voix étrange qui semblait venir du fond d'une caverne. Tuguunla se tourna vers elle avec son sourire niais, l'air émerveillé et enchanté. On aurait dit un enfant qui voyait de la magie pour la première fois, c'était adorable. La jeune demi-elfe, elle non plus, n'avait pas peur, grâce à son don elle savait que la créature n'avait pas d'intentions hostiles, mais elle ne savait absolument pas comment réagir. Elle finit par se dire qu'il serait peut-être adéquat de saluer également, mais avant qu'elle n'ait eu le temps de prononcer le moindre mot, Tuguunla avait demandé :

– Tu chantes bien ! C'est joli. Moi, je m'appelle Tuguunla, et elle, c'est Kalyss. Nous cherchons pourquoi des floranides ont tué des Centaures ici. Tu as vu ce qu'il s'est passé ?

Kalyss se tourna vers lui, surprise. Ca avait le mérite d'être concis. Kalyss ajouta sans réfléchir :

- Quel est ton nom ? Et qu'est-ce que tu es ?

Elle se mordit la lèvre en se rendant compte de ce qu'elle venait de dire. Pourvu que la créature ne se mette pas en colère. Elle n'avait pas l'air hostile mais Kalyss savait qu'elle risquait de la vexer et donc de perdre un potentiel témoin. Le visage inexpressif de la créature ne lui apprit rien, elle ne put même pas déceler la moindre émotion dans ses grands yeux noirs comme deux obsidiennes.

– Tu chantes bien ! C'est joli. Moi, je m'appelle Tuguunla, et elle, c'est Kalyss. Nous cherchons pourquoi des floranides ont tué des Centaures ici. Tu as vu ce qu'il s'est passé ?

Cela faisait beaucoup de questions d'un seul coup. Cilia n'était pas habituée. Par ailleurs, elle n'avait aucune idée de ce que pouvait être une floranide. Il venait de donner son nom, ainsi que celle de l'Humaine qui le suivait. C'était étrange. Cilia ne les lui avait pas demandé. Elle ne savait que faire de toutes ces informations. Elle se contenta simplement de souligner le compliment initialement donné par le géant.



- Quel est ton nom ? Et qu'est-ce que tu es ?

La Dryade tourna son visage de marbre vers l'Humaine. Elle ne présentait aucune forme d'agressivité. Néanmoins, ces questions étaient beaucoup plus familières pour Cilia.



Elle laissa planer quelques secondes de silence, avant de se tourner à nouveau vers le grand homme.



Cilia laissa placer un autre long silence, regardant alternativement entre ses deux interlocuteurs. Elle n'avait jamais été très loquace, et n'avait pas l'art de la conversation. Et le temps passé seule au fin fond de l'océan n'avait rien arrangé. Elle attendait donc de voir ce que voulait ces deux inconnus. Peut-être voulaient-ils l'entendre chanter ? Après tout, c'est son chant qui les avait attiré.

La créature fixa Tuguunla, l'air paisible, laissant filer plusieurs secondes dont Kalyss profita pour poser à son tour deux questions : quel était son nom, et ce qu'elle était. Tuguunla s'était présenté par politesse mais était allé droit au but en posant une seule question, la seule qui lui importait vraiment à cet instant. Kalyss était plus curieuse. En la regardant, Tuguunla ne lui trouva pas l'air vraiment enjoué. Elle avait l'air troublée, comme si elle avait peur de la créature inconnue. La seule chose qui pouvait faire peur à Tuguunla chez cette créature, c'est que son physique laissait deviner qu'elle vivait d'ordinaire sous l'eau, et il n'avait aucune envie d'aller visiter comment c'était chez elle.

CILIA – Je suis Cilia. Je suis une Dryade.

Oh, une Dryade ! Le sourire de Tuguunla s'élargit. Il avait entendu parler de ces esprits de la Nature sans jamais en avoir rencontré encore. On lui avait expliqué que les Dryades naissaient en général d'un arbre et vivaient dans les forêts. Il avait du mal à voir comment cette femme-pieuvre pouvait être née d'un arbre, mais il n'avait pas de raison de remettre en question ce qu'il avait entendu au sujet des Dryades. Pour l'instant, de toute façon, il voulait surtout entendre son témoignage sur les évènements qui le préoccupaient.

CILIA – Et je ne sais pas ce qu'est une floranide.

Tuguunla ricana bêtement en l'entendant commettre une faute d'accord. En même temps, si Cilia la Dryade n'avait jamais entendu parler des floranides, elle ne pouvait pas savoir si c'était un nom masculin ou féminin, mais il ne fallait pas grand-chose pour que Tuguunla trouve cette sorte d'accent “rigolo”, couplé à cette voix étrange comme si la Dryade parlait dans un verre d'eau.

TUGUUNLA – Hihihi ce n'est pas “une floranide”, mais “un floranide” ! Ca ressemble à un grand singe végétal. Tu as vu ce qui a tué les trois Centaures à côté sinon ?

Tuguunla pointa du doigt la direction des trois cadavres.