Le sang de la montagne

Un bruit sourd s'ajoute à celui que vous entendez déjà, provenant d'un peu plus profondément dans l'excavation servant de mine aux Nains. Il ne s'agit pas du bruit d'un outil frappant la pierre, non, plutôt celui de voix qui s'élèvent toutes en même temps. Le bruit se fait grandissant, et rapidement vous reconnaissez des cris. Des cris de Nains.

Deux Nains déboulent dans le couloir souterrain où vous êtes, menant vers l'extérieur. Ils ont l'air paniqués, et l'un d'entre eux vous crie :
« Un flagellon ! »
Un souffle glacial déferle sur les deux Nains dans leur dos, et une gangue de glace se forme sous leurs bottes, immobilisant leurs deux jambes jusqu'aux hanches. Le flagellon se montre. Il vous jette un regard, mais s'avance vers l'un des deux Nains immobilisés par la glace. Ses quatre tentacules s'étendent en s'ouvrant avant de se refermer tout autour de la tête du Nain alors que le flagellon a approché sa propre tête. Pour vous empêcher d'intervenir à temps, il tend un bras vers vous et lève un mur de glace entre vous et lui.
Vous ne pouvez qu'entendre les hurlements du Nain alors que le flagellon lui injecte son acide pour le dévorer.


Signé : Athyl

Ces nains étaient de bons vivants. Même s’ils se montraient peu raffinés, voir carrément grossier, ils nous proposèrent de rester là sans nous chercher querelle. Il me fallu un peu de temps pour me réhabituer à ce genre de personne, mais je fini par me sentir bien avec eux. L’ambiance alcoolisée me rappelait celle de l’auberge où j’avais travaillé comme serveuse et cuisinière. Cela me plaisait d’être entourée de personnes qui ne me considéraient pas comme une femelle à féconder (je les dégoûtais bien trop pour cela). Ils se fichaient de qui nous étions et ça me mettait à l’aise. A chaque pause, ils buvaient de la bière naine à l’odeur forte. Ils se moquèrent évidemment de ma « petite nature » quand je refusais de boire.

Le martellement lancinant m’endormait un peu. Et puis des voix s’ajoutèrent à ce bruit. Ou plutôt des cris. Je me relevais en alerte. Il y avait quelque chose d’anormal. Deux nains passèrent à toute allure. Ils couraient aussi vite que leurs courtes jambes le leur permettaient. L’un d’eux hurla à gorge déployée qu’il s’agissait d’un flagellon.

Un coup d’œil vers la sortie me fit comprendre que nous n’avions pas le choix. Le soleil, ou le flagellon, inutile de réfléchir plus longtemps… Il fallait se battre.

La créature entra rapidement dans mon champ de vision. Elle avait la tête d’une pieuvre avec des tentacules qui se tortillaient en bas de ce qui lui servait de visage. Le reste de son corps s’apparentait à celui d’un humain, sauf que ses doigts étaient bien plus longs et se terminaient en griffes acérés. Ses muscles saillaient sous sa peau translucide et ses yeux brillaient dans la pénombre de la grotte.

L’un des nains trébucha et son assaillant s’approcha tranquillement de lui. Le nain ne bougeait pas. Son corps était immobilisé par de la glace, son souffle se transformait en bué et ses lèvres étaient violette. Ses poils se hérissaient, il tremblait de froid. Le flagellon continuait d’avancer et j’accouru pour m’interposer. Malheureusement je ne pu rien faire d’autre que de tomber lamentablement par terre puisque le sol était devenu une glissante patinoire de glace.

Le flagellon prit la tête du nain entre ses doigts effilés. Ses tentacules gesticulaient, s’accrochèrent à la barbe rousse pour remonter le long du visage de sa victime. Le nain poussa un hurlement atroce quand l’acide gicla. Son visage se mit à fondre, ses traits ne résistaient plus à la pesanteur et coulaient vers le sol. Le flagellon approcha sa bouche et aspira dans un bruit de succion immonde. Le corps du nain fut pris de soubresauts qui ne suffirent pas à briser sa prison de glace.

Le flagellon redressa la tête d’un mouvement brusque pour me dévisager. Son souffle se condensait en s’échappant de derrière ses tentacules. Le froid envahissait toute la grotte. Je me trouvais entre Mirko et le flagellon prête à nous défendre.

Les tentacules de l’aberration se levèrent, dévoilant une bouche d’où coulait la chaire fondue du nain. Il planta ses yeux dans les miens et poussa un cri strident. Sans le quitter des yeux, je fléchis les genoux et posai ma main gauche sur le fourreau de mon sabre. J’empoignais la garde de l’autre main, mais sans dégainer. Nous continuâmes à nous dévisager.

Il n’y avait plus rien au monde que lui et moi.

D’un seul coup, il couru pour se jeter sur moi. J’inspirais profondément, attendant le bon moment. Juste avant qu’il ne soit à ma portée, je dégainais d’un mouvement vif et ample. Dans le même temps, la lame de mon sabre s’allongea. J’entamais sa chaire. J’avais l’intention de le décapiter en un seul mouvement, mais je n’y parvins pas. Avec agilité, le flagellon n’avait eu aucun mal à se tourner lors de l’attaque, protégeant ainsi son cou. Ma lame coupa donc… son bras gauche.

Je n’eu pas le temps de réagir qu’il m’attrapait déjà le bras de sa main valide. Je fis volontairement passer la lame de mon sabre à l’intérieur de mon corps pour la faire ressortir à l’endroit exact où il me tenait, si bien que sa main fut transpercée. Cependant je n’avais pas fait attention à sa bouche. Il m’avait déjà craché son acide en pleine face. Je reculais brusquement. Je ne voyais plus rien, j’approchais mes mains de mon visage et… Quelle horreur ! Il était en train de fondre !

Nous sommes restés une partie de la journée, pendant laquelle j’aurai bien aimé dormir, avec ces nains qui parlaient fort et usaient de nombre d’injures et de phrases salaces. C’étaient de bons vivants, sympathiques et qui, pour le moment, ne s’intéressaient pas à notre race à Müss et à moi. L’on passa un bon moment avec eux, non loin de leur tunnel de sortie où je voyais filtrer les rayons meurtriers du soleil que je reverrais sans doute jamais. Leur bière avait un goût fort, et de toute façon je ne pouvais la boire à cause de ma condition, alors ils disaient que je n’étais pas un homme. Si ils savaient…

Puis, venant de plus profond, des voix fortes, surement d’autres nains, s’élevèrent. Que pouvait-il bien se passer de si drôle pour qu’on les entende jusqu’ici ? Je tendis l’oreille, et fus frappé d’horreur. Ce n’étaient pas des rires, c’étaient des cris qui se rapprochaient. Ils hurlaient à tout va, et en passant près de nous, ils prirent à peine le temps de nous donner la raison de cette agitation. Flagellon.

Les autres nains qui étaient avec nous fuirent, nous demandant de les suivre. Je regardais derrière moi, le soleil était toujours là, même si sa lumière déclinait. Je regardais de l’autre côté, toujours rien ne venait, à part des cris. Puis je regardais Müss, qui semblait aussi hésitante que moi.

Il apparut, un flagellon, de ce que j’avais pu lire dans des ouvrages, il maitrisait la magie de glace, lui aussi. J’en eus la preuve lorsqu’il gela deux nains. Un corps humanoïde surmonté d’une tête de pieuvre, son crâne bulbeux semblable à de la gelée. Il était aussi fort, ses muscles saillants en attestaient. Il se rapprocha de l’un des nains, entoura son crâne de ses tentacules, et dévora tout bonnement le pauvre mineur. Il n’y avait pas le choix, se battre contre lui était la seule option, la seule chance de survie pour nous qui ne pouvions pas nous réfugier dehors.

Avant que je puisse faire quoi que ce soit, Müss était debout, entre le flagellon et moi. Je me saisis de mon épée à deux mains et préparais l’enchantement de givre. D’un autre côté, je craignais pour mon amie, je devais me dépêcher pour l’aider. Mais tout se passa trop vite. Il la chargea, et le sabre de Müss… s’allongea ? Je n’avais jamais rien vu de tel, la matière de son arme semblait obéir à la volonté de la vampire, qui se battait avec une grâce féline. Elle tenta d’en finir vite, mais le flagellon recula et évita la décapitation en perdant son bras gauche. La lame disparut alors que le flagellon se saisit de Müss, et réapparut en tranchant dans la chair de la main restante, mais il lui jeta quelque chose au visage. Müss se désengagea, l’échange avait duré à peine plus d’un battement de cœur. Elle toucha son visage, que je ne voyais pas. Mais elle semblait horrifiée.

Les mots de mon incantation sortirent à une vitesse encore accélérée par la situation délicate de mon amie, et soudain, ma lame se mit à générer de la brume, preuve qu’elle était maintenant plus froide encore que la glace. Je ne pourrais certainement pas faire ressentir le froid au flagellon, pas plus qu’il ne le pourrait pour moi, mais le gel était lui bien réel physiquement.

Il s’approchait de Müss, blessée, qui ne semblait plus en l’état de combattre. Une brume sombre enveloppa ma main gauche alors que je chargeais, et je projetais un tir de ténèbres vers la créature. Elle encaissa sans grande difficulté mais fut forcée de reculer sous l’impact, me laissant la place pour me camper devant Müss, décidé à la protéger. Je n’étais pas gêné outre mesure par le givre au sol, car je me battais souvent avec cette même arme pour déstabiliser mes ennemis.

Le flagellon émit un bruit de mécontentement, je me dressais entre lui et sa proie et cela ne lui plaisait pas. La créature ne tenta pas de me geler, elle devait avoir compris que moi aussi je connaissais son petit tour. Elle se déplaça avec une célérité impressionnante et tenta de me frapper de sa main valide. J’esquivais avec un léger temps de retard, mais j’étais plus focalisé sur sa bouche que sur sa main griffue et d’un revers de lame, dirigé vers son crâne, je le forçais à reculer de nouveau. Ma lame enchantée pouvait générer du givre, utile pour bloquer les joints des armures par exemple. Ici, cela semblait inutile, car le flagellon ne portait que des habits de tissu.

Je préparais un second projectile de ténèbres et visais sa tête, il esquiva rapidement, mais ce n’était qu’une diversion. Je fonçais droit sur lui et plantai ma lame dans son torse, manquant malheureusement le cœur. Mais ma lame fit son effet, et le givre commençait à se former autour de la plaie, et certainement dans son corps aussi. Il devait bien être vulnérable de l’intérieur, et une minute, peut être deux, devraient être suffisantes refroidir assez son cœur pour le tuer. Sauf que je n'avais pas tout ce temps.

Il me laboura le dos de sa main valide et griffue, et avec une force incroyable me projeta contre une paroi. Je la heurtais lourdement et ma vision se troubla. J’avais lâché mon arme. J’étais sonné et j’essayais tant bien que mal de me relever.

J’avais lâché mon sabre quand l’acide m’avait atteinte. Je ne voyais plus rien du tout. Avais-je encore des yeux ? La sensation que faisaient les morceaux de visage coulant entre mes doigts était insupportable.

J’entendais Mirko se battre. Il prononça une incantation et le froid devint encore plus mordant. Je notais le bruit d’une épée qu’on dégaine, celui d’un projectile qui éclate, leur respiration haletante et les coups qui pleuvaient. Et tout d’un coup, juste à côté de moi, le bruit sourd d'un corps contre les rochers. Une épée qui tombe, un gémissement.

Mirko… Oh non ! Il n’allait pas tuer celui que j’avais cherché des années durant… Pas Mirko !

A quatre pattes, je me dirigeais vers le vampire à l’aveuglette, les mains tendues devant moi. Mes doigts se posèrent sur sa tête. A peine sentis-je la douceur de ses cheveux que le flagellon m’attrapa par la cheville pour me tirer en arrière. Je tentais de me retenir à quelque chose, mais sa force dépassait largement la mienne, si bien que je me retrouvais suspendue en l’air, la tête vers le bas. Les tentacules du flagellon entourèrent ma jambe et je sentais sa bouche s’ouvrir autour de mon mollet, prête à me dévorer vivante. Sa salive n’allait pas tarder à faire fondre mon membre.

Mais en attendant, j’avais accès à sa tête.

Telle une mouche prise dans un toile d'araignée, je gesticulais à la recherche de mon sabre.

« Mirkooooooo ! Hurlais-je sans savoir où il se trouvait, ni même s’il était conscient ou non, Mirko ! Transperce-moi avec mon sabre ! »

J’étais allongé au sol, à demi conscient. J’avais certainement des côtes cassées mais je ne ressentais pas la douleur. C’est un contact qui me tira de l’inconscience, un contact froid. Pas celui du flagellon, mais la douceur de doigts dans mes cheveux. Müss ! J’ouvris les yeux avec difficulté, essayant de calmer le battement dans ma tête. Müss, son visage… était défiguré ! Ce n’est pas de l’horreur que je ressentis à ce moment, mais la crainte que ces blessures ne guérissent pas, je ne connaissais pas les limites de la régénération des vampires. C’était horrible à contempler, et je sentis des forces nouvelles en moi, une haine profonde envers le flagellon qui avait infligé ça à mon amie.

Il la saisit et la leva sans que je puisse la retenir, elle m’échappa, pas question qu’il prenne une de mes congénères, pas question qu’il la prenne elle ! Il l’avait levée au niveau de son visage, mais elle n’avait pas son arme. Elle m’appela, avec un mélange d’espoir et d’urgence. Je vis son arme, un magnifique sabre, qui reposait plus loin. Je rampais et l’agrippais hors de la vue du flagellon. Je pourrais tenter quelque-chose. Plus loin, mon arme reposait au sol, prise dans une couche de givre qu’elle avait elle-même formé sur la roche. L’enchantement était toujours actif.

"Mirko ! Transperce-moi avec mon sabre !"

En l’entendant, je me refusais à faire ça. Puis je me forçais à réfléchir à son affrontement avec le flagellon. Son arme avait intégré son corps ! Je pris l’arme à deux mains, forçant sur mes membres pour me lever, et avec la force du désespoir, avec l’espoir de ne pas perdre Müss si tôt, je plongeais le sabre dans son corps.

Le flagellon me remarqua alors et tenta une nouvelle fois de me balayer, mais je plongeais sous son bras, agrippant mon arme et tirant pour la libérer du givre. Je regardais Müss, le sabre toujours plongé dans son corps, priant pour qu’elle s’en sorte.

Mirko n’était pas mort ! Il s’était emparé de mon sabre. Je le sentais. Il me revenait. Et puis… il m'empala. La lame se fondait dans mon corps pour devenir une partie de moi-même. Je la maîtrisais de la même façon que je maîtrisais mon propre corps.

Durant ce laps de temps, le flagellon éloigna sa tête de ma jambe. Mirko avait attiré son attention en m’embrochant. L’aberration me tenait à bout de bras, gesticulant en tout sens. Je devinais qu’il se battait contre Mirko.

Il avait l’air affaibli. J’ignorais que la blessure que lui avait infligée Mirko avant qu’il ne soit projeté contre la paroi se propageait. Le givre s’étendait dans sa poitrine, envahissait ses poumons et atteindrait bientôt le cœur. L’aberration s’essoufflait.

Dans l’immédiat, je n’avais plus accès à sa bouche, et je me débattais tant bien que mal en envoyant de furieux coups de pieds dans le vide. Je fini par faire sortir la lame là où il me tenait, la déformer pour remonter le long de son bras jusqu’à sa poitrine. Mais il réagit trop vite, je ne pu atteindre son cœur. Il lâcha ma jambe. Le flagellon avait voulu s'éloigner de mon arme, mais il ne pu sauver son second bras qui, entouré par ma lame se retrouva découpé à son tour.

Je tombais au sol la tête la première. A moitié assommée, je me relevais avec difficulté.

J’ignorais ce qu’il se passait entre Mirko et le flagellon devenu manchot. Notre attaquant pouvait encore cracher son acide, mais il perdait du sang, et sans ses bras il devenait moins dangereux. De plus la magie de mon allié continuait d’agir et le givre s’étendait, figeant son sang à l’intérieur de ses vaisseaux, bouchant ses poumons, paralysant son cœur… Bientôt il n’allait plus pouvoir respirer. Que ce soit l’hémorragie provoquée par mon sabre, ou l’étouffement dû au gel, il finirait bien par mourir. Mirko continuait-il à se battre ?

Les bruits diminuaient, mais je ne voyais toujours rien. J’appelais Mirko d’une voix faible, me demandant s’il s’était évanoui ou s’il était toujours conscient. Je ne m’imaginais même pas qu’il puisse être mort.

Et, ce n'était pas vraiment le bon moment, mais je pris conscience de mon visage défiguré. L’avait-il vu ? Je chassais cette pensée dérangeante de ma tête et rabattis ma capuche sur ma tête afin de la dissimuler. J’avançai à tâtons en direction de Mirko. Mes mains rencontrèrent nos affaires étalées un peu partout sur le lieu de bataille. Je ne pu m’empêcher de prendre un morceau de tissus traînant par terre pour l’enrouler sous ma capuche, autour de mon visage, et en même temps, je continuais à chercher Mirko dans le noir complet, murmurant son prénom avec une certaine angoisse.

Je forçais sur le givre qui maintenait ma lame clouée au sol, et il finit par céder. Avec difficulté, la vision toujours un peu troublée, je me relevais alors que le flagellon était aux prises avec Müss qui se débatait. La vision de son visage me troublait, et j’espérais qu’elle retrouverait son doux visage plutôt que la face défigurée qu’elle abordait à présent. Soudain, son sabre intégra son corps et ressortit sur sa jambe où le flagellon la tenait. Il ne dut qu’à un réflexe incroyable de ne pas avoir le cœur perforé, mais il perdit son autre bras, et Müss tomba au sol lourdement et cessa de bouger.

La créature porta son regard sur moi, ses yeux laiteux me scrutant. Il reporta alors son regard vers mon amie, comme s’il me jugeait trop blessé pour continuer le combat. Pour un humain, peut-être son raisonnement aurait-il été exact, pour un vampire, ces blessures n’étaient pas si handicapantes. Alors qu’il voulait se saisir d’elle à nouveau, avec ses appendices faciaux, je me jetais sur lui et enfonçais ma lame plus près de son cœur encore. La plaie commença à se givrer.

Le flagellon enserra mon crâne de ses tentacules, comme pour l’écraser, la pression devenait insoutenable. Puis, tout s’arrêta, et l’emprise autour de ma tête se desserra. Je pensais un instant être mort, puis je compris que le givre avait pris sur le coeur de la créature immonde. Le corps de l’aberration tomba mollement, et moi avec, incapable de me tenir debout. Ma vision était trouble, je voyais très mal.

Puis j’entendis une petite voix s’élever. La voix de Müss qui m’appelait. Je lui répondis, et fus surpris d’entendre ma voix brisée et aussi peu forte. Je tournais mon regard en tous sens, jusqu’à apercevoir une silhouette qui ne pouvait qu’être celle de Müss. Je rampais difficilement jusqu’à elle. Elle semblait aveugle et ne me vis pas arriver, alors je passais mon bras derrière son dos de manière apaisante.

"Je suis là Müss, je suis là…"

Elle avait masqué son visage, je la comprenais. Peut-être emporté par l’émotion du moment, je la serrais doucement contre moi pour la rassurer, car elle paraissait effectivement aveugle. Je m’assis, la tête me tournait, mais nous étions vivants elle et moi, c’est tout ce qui m’importait.

Il répondit d’une voix faible. Je le devinais blessé. Un bruit de frottement m’indiqua qu’il rampait dans ma direction. J’avais entendu chuter leurs deux corps, et comme le flagellon ne faisait plus aucun bruit, j’en déduisis qu’il était mort.

Je sursautais quand tout à coup une main se posa sur moi. Ce contact était aussi doux qu’une caresse et je me détendis quand je compris que ce n’était que Mirko. « Je suis là Müss, je suis là…», murmura-t-il au creux de mon oreille. Mon visage avait beau être caché derrière le morceau de tissus, je sentais son souffle au travers. Ensuite, il passa ses bras autour de moi pour me serrer contre lui. J’étais trop sonnée pour réagir et me laissai glisser dans l’inconscience. Endormie.

***
Les nains qui avaient réussi à fuir avaient alerté le reste de leur clan. Après avoir expliqué la situation à leur chef, ce dernier estima qu’il était nécessaire d’abandonner la mine. Cette grotte servirait de sépulture aux nains ayant succombé à l’attaque. Il estima qu’il était nécessaire pour la sécurité du clan de sceller l’entrée du caveau. Le flagellon serait emprisonné dans la montagne où il finirait par mourir ou alors il s’éloignerait du camp en progressant à travers les dédales sous-terrain. Il faisait encore jour quand ils menèrent leurs deux karaks apprivoisés à l’entrée de la grotte pour déplacer les roches et murer l’entrée.

Je la sentis se laisser aller et elle s’endormit dans mes bras, elle avait bien mérité du repos. Moi-même, mon corps meurtri, je m’allongeais, laissant la tête de Müss reposer sur mon torse, et malgré l’inconfort du sol, je sombrais rapidement dans le sommeil. Je sentais déjà mon corps se rétablir doucement de ses blessures. J’étais rassuré qu’on s’en soit tous les deux sortis presque indemnes, et j’espérais juste que Müss retrouverait son visage grâce à la régénération vampirique.

Ce fut un bruit sourd qui me réveilla, comme un tremblement dans la caverne. Je regardais difficilement autour de moi, mes blessures n’étaient pas totalement guéries même si j’allais déjà bien mieux. Mon amie dormait toujours, elle avait bien besoin de récupérer, alors je ne bougeais pas pour ne pas la réveiller. Quelque chose me semblait… différent. M’avait-on déplacé ? Je ne reconnaissais plus la galerie où j’étais allongé, et hormis quelques torches qui brulaient encore, il n’y avait aucune lumière.

Puis je vis le corps du flagellon étendu non loin. Les nains ne l’auraient pas déplacé avec nous, nous étions donc dans la même caverne, mais il n’y avait plus d’issue vers l’extérieur. Nous étions enfermés, contraints d’aller dans les galeries plus profondes, en espérant qu’il y ait une autre sortie. Nous n’avions pas tout notre temps, mais je devais attendre que Müss se réveille. Qui sait quelles autres choses nous attendaient dans ces tunnels de mine déserts ?

La terre tremblait. Ou alors c’était un éboulis. Réveillée brutalement par le bruit, je redressais la tête pour regarder aux alentours avant de me souvenir que mon visage était toujours encapuchonné. Mes mains étaient posées sur… le torse de Mirko. Je m’éloignai vivement de lui.

« Désolée… on devrait y aller, dis-je gênée. « Tu vois quelque chose ? »

L’air avait rafraichi et je supposais qu’il faisait nuit. Je cherchais vers où me diriger, mais je ne sentais pas l’appel d’air indiquant la sortie. Nous finîmes par comprendre que l’éboulis avait détruit la sortie. Guidée par le bruit de sa respiration, j’essayais de ne pas perdre Mirko de mon champ d’audition.

« Il doit y avoir d’autres moyens de s’en aller d’ici… »

Nous nous tûmes un instant à l’affut du moindre courant d’air ou bruit qui pourrait nous aider. Il y avait bien des endroits où un air un peu plus chaud filtrait, mais la source venait de tunnels bien trop petits pour que nous puissions espérer y passer. Du moins pas par là d’où nous venions. Nous allions devoir chercher plus en profondeur et avancer dans le cœur de la montagne.

Quelques torches éclairaient faiblement les parois autour de nous. J’avançais les mains tendues devant moi, trébuchant parfois à cause du sol irrégulier. Je me résolu finalement à agripper la manche de Mirko pour ne pas tomber.

Müss se réveilla et s’éloigna vivement de moi, visiblement gênée d’avoir dormi contre moi. Je la comprenais, et me sentais aussi un peu honteux de m’être allongé en la tenant contre moi. Je me relevais alors pour mieux regarder les environs. Je ressentais toujours la gêne de mes côtes qui n’étaient pas encore totalement rétablies, même si aucune douleur ne me venait. Encore une facette de ma malédiction…

"Désolée… on devrait y aller. Tu vois quelque chose ?"
"Il n’y a qu’une galerie qui semble praticable d’ici, celle qui va vers la mine. J’espère que les nains ont prévu une autre issue."

Je ne dis alors plus rien, attendant de voir si je n’avais rien raté alors que mes yeux s’habituaient peu à peu aux ténèbres environnantes. Mais rien de tangible ne me parvint, et puisque mon amie ne disait rien, je supposais qu’elle non plus n’avait rien ressenti.

Alors nous nous mîmes en route, avançant prudemment vers les entrailles de la terre. Ma progression était toujours aussi assurée, mais la démarche de Müss l’était beaucoup moins. Même si elle donnait l’air d’avoir recouvré la vue, elle ne marchait pas rapidement, presque à tâtons. Elle finit par agripper ma manche, alors je lui tendis mon bras pour qu’elle s’y appuie. Nous étions lents, mais au moins nous marchions.

Dans les grottes, les secondes semblaient des minutes et les minutes des heures, et je ne saurais dire combien de temps nous avions marché sans rien trouver, prenant des embranchements au hasard dans la mine naine. Nous ne ressentions aucune fatigue musculaire, mais en revanche l’ambiance pesait sur nos esprits. Je ressentais le besoin de parler pour briser ce silence pesant qui s’était installé, et pour m’assurer que Müss tenait bon.

"Dis-moi Müss, tu as l’intention de faire quoi quand on sera sortis ?"

Nous avancions depuis un long moment quand il brisa le silence.

« Dis-moi Müss, tu as l’intention de faire quoi quand on sera sortis ? »
« Et bien… J’aimerais continuer à chercher une solution. Peut-être existe-t-il d’autres livres sur le sujet. Ou alors tenter de trouver ceux qui les ont écrits pour connaître leurs sources. »

Il n’avait pas parlé de « nous », mais comme il m’avait proposé de faire un bout de voyage avec moi, il me semblait naturel que nous continuions ensemble.

« Tu as d’autres pistes ? Ou d’autres plans pour la suite, je ne sais pas… recommencer une vie ressemblant à celle que tu avais quand tu étais humain ? Ou partir à la recherche de ta sœur ? »

Par le passé, il avait eu une situation, une famille et une compagne. Il ne pouvait pas les retrouver, mais il pouvait tout de même tenter de retrouver une vie tranquille.

Pour ne pas tomber, je tenais toujours le bras qu’il m’avait proposé. Mon visage finirait sûrement par guérir, mais pour le moment mes yeux étaient toujours brulés, si bien que j’avais l’étrange impression d’être un boulet trainé par Mirko. Je ne m’étais jamais reposée sur quelqu’un d’autre à ce point. Je n’avais pas le choix et devais lui faire aveuglément confiance. Dans l’immédiat, il était mes yeux. J’étais dans le noir complet, reliée au monde par le biais de Mirko. Étonnamment, je n’avais aucune inquiétude. Je me sentais en sécurité avec lui.

Nos pas nous menaient dans les profondeurs de la montagne. La roche était incrustée par endroit de minerais précieux que mes doigts ne distinguaient pas. Je ne pouvais imaginer la beauté de certains passages. Par moment, des peintures ornaient les murs. Elles dataient d’avant la venue des nains et racontaient d’anciennes histoires. Des histoires de peuples oubliés.

Puis mon pied s’enfonça dans de l’eau glacée. Je serrais le bras de Mirko par réflexe. Le courant créait une légère pression sur ma cheville.

Nous avons continué de marcher inlassablement pendant un long moment, que je ne pouvais pas déterminer. Etais-ce des heures ? Des jours ? Plus ? De toute façon, étant vampires nous ne ressentions pas la fatigue de nos corps. Alors nous marchions dans ces dédales de galeries, et je remarquais que nous avions quitté les excavations naines pour des grottes naturelles. Les murs étaient sombres, et malgré la nyctalopie partielle des vampires, je ne voyais pas bien loin devant moi.

"Tu as d’autres pistes ? Ou d’autres plans pour la suite, je ne sais pas… recommencer une vie ressemblant à celle que tu avais quand tu étais humain ? Ou partir à la recherche de ta sœur ?"

La question de Müss me surpris, je ne savais pas trop ce qu’il était advenu de ma sœur, et je m’étais résigné à l’avoir perdue à tout jamais. Je laissais sa question en suspens jusqu’à ce que je trouve que le silence était trop pesant. Je me devais de lui répondre, même si moi-même je ne savais pas trop la réponse.

"Eh bien… J’essaierai peut-être d’aller dans une autre contrée, Telbara eventuellement, pour aller dans leurs bibliothèques et chercher un remède… Je serai heureux que tu viennes avec moi… Si ça ne te dérange pas. Je ne pourrai pas recommencer une vie comme si de rien n’était…"

Il y avait un bruit régulier plus loin, comme un léger courant. Une rivière ! Tenant toujours Müss par le bras, je la conduisis jusqu’à la source du bruit, une petite rivière peu profonde dans laquelle je mis les pieds. L’eau était fraiche, c’était agréable, et au plus profond je n’en avais que jusqu’aux mollets. Müss serra un peu plus mon bras en entrant à son tour dans l’eau, surement à cause de la surprise.

"C’est une petite rivière souterraine, elle court par là. Les rivières sortent toujours quelque part !"

Je la conduisis dans le sens du courant, le passage était plus bas de plafond et je devais me baisser pour passer. On voyait nettement que l’eau avait creusé son chemin dans la roche, et que le débit avait été plus important autrefois. J’avais bon espoir que cette source nous mène à l’extérieur.

Il avait mit du temps à répondre à ma question puis avait évoqué les bibliothèques de Telbara. L’idée de parcourir des étagères emplies de livres avec lui me plaisait. Mais Telbara… L’unique fois où je m’étais retrouvée face aux portes de cette ville, je n’avais pas réussi à y entrer et avais fini par faire demi-tour pour remonter vers le Nord. C’était dans cette ville que le minotaure et l’arachnéen avec qui j’avais voyagé s'en étaient allés par un temps ensoleillé, me laissant dans l'ombre.

Enfin, c’était de l’histoire ancienne. Les probabilités de les recroiser étaient infimes, et désormais il y aurait Mirko à mes côtés.

« C’est une petite rivière souterraine, elle court par là. Les rivières sortent toujours quelque part ! »

Il m’attira à sa suite dans la rivière souterraine et nous marchâmes dans le sens du courant. Chacun de nos pas faisait de joyeux bruits d’éclaboussure. Le fait d’être vampire nous permettait de trouver l’eau fraîche sans être glacé comme l’aurait été quelqu’un de « normal ». Notre progression s’effectuait facilement, le niveau de l’eau n’était pas très haut. Uu plus profond du ruisseau, j’en avait jusqu’au genou. Mais au fur et à mesure que nous avancions, d’autres ruisseaux s’anastomosaient à celui que nous suivions, si bien que la quantité d’eau augmentait un peu. Finalement, nous arrivâmes à… une impasse. Le courant était important, et l’eau entrait dans la roche. Nous ne pouvions savoir où elle en sortait.

Nous avions marché longtemps. En plus, je n'avais rien bu depuis la veille. Je commençais à m’agiter, irritée par la sensation de soif.

Je glissais les doigts dans l’eau, jouant avec le courant. Puis je me mis à parler sur le ton du défi.

« Prêt à plonger ? »

Nous avons marché un long moment les pieds dans l’eau, espérant voir une sortie apparaitre. Mais rien ne se profilait, et le silence n’était rompu par le bruit de l’eau et de nos pas dans la rivière. A cette impression étouffante s’ajoutait un second facteur, la soif. Je ressentais ses effets, et je me disais qu’il devait être de même pour Müss qui me suivait toujours, agrippée à mon bras. Quand nous serions sortis, il nous faudrait trouver quelqu’un… Si nous sortions un jour…

Le passage s’élargissait et le niveau d’eau montait jusqu’à ma taille alors que d’autres ruisseaux rejoignaient celui-ci. Le courant se faisait plus fort. Nous arrivions à une impasse, mais le courant puissant continuait, signalant un passage sous l’eau. Je regardais Müss qui me lança une sorte de défi, et je lui répondis sur le même ton.

"Prêt à plonger ?"
"Quand tu veux."

Je la laissais passer la première. Elle s’enfonça dans l’eau, et disparut de ma vue. Je plongeais derrière elle. Le courant m’emportait vite dans la cavité. En théorie, nous n’avions pas besoin de respirer. Dans le royaume du silence, sous l’eau, une foule de questions m’assaillirent. Et si le courant nous menait dehors, sous le soleil ? Müss serait-elle là à m’attendre sur la berge en arrivant ? A cet instant, je me disais que je préfèrerais encore la première option à la possibilité que Müss m’abandonne. Je ressentais la peur, la peur de l’avenir, à la sortie de ce tunnel.

Je ne repérais pas mon amie devant moi, le courant était de plus en plus fort. J’espérais qu’il ne lui arrive rien, et qu’on ne soit pas séparés. Je fermais de nouveau les yeux, jouant de mes mains pour ne pas heurter une paroi saillante. Le débit s’arrêta autour de moi, ou plutôt ralentit alors qu’un bruit sourd se faisait entendre. Puis, je fus aspiré vers le bas, vers le sol. Je me trouvais dans une chute d’eau. J’atterris après une chute que je n’aurai pas su estimer, et l’eau amortit pour beaucoup ma chute, je heurtai le fond de l’eau. Il me fallait nager vers la surface, retrouver Müss… J’émergeais de la surface de l’eau en prenant une grande bouffée d’air.

Il releva mon défi.

« Quand tu veux. »

Il avait employé le même ton que moi et je ne pu m’empêcher de sourire derrière ma capuche, car mes lèvres s’étaient déjà régénérées. Ce vampire était aussi fou que moi… Sauter dans l’inconnu sans savoir ce qui nous attendait de l’autre côté, c’était soit suicidaire, soit courageux. Il devait être un peu des deux.

Quand à moi, la soif me faisait tourner la tête et j’étais dans un état peu propice à la réflexion. Un mélange d’exaltation et d’exaspération m’agitais, je ne tenais plus en place. Ma soif de sang me dirigeais et peu lui importait la suite, le risque de perdre un membre, de se retrouver coincé pour l’éternité dans ces eaux noires ou de mourir en en sortant.

Je me jetais à l’eau la première, espérant qu’il ne se dégonflerait pas. Je n’avais pas spécialement envie de me retrouver seule et assoiffée dans un lieu inconnu. L’eau était glaciale. C’était comme s’immerger dans un bain de glaçon, mais pour moi, vampire, ce n’était qu’un peu d’eau fraiche. Le courant était plus puissant que je ne le pensais et je perdis immédiatement le contrôle de mon corps. J’étais emportée dans ces tunnels, ballottée en tout sens comme une vulgaire poupée de chiffon. Je ricochais violemment contre les parois de pierre sans rien ressentir. Le souffle bloqué, je progressais dans les tréfonds obscurs du royaume des nains. Puis tout à coup il n’y eu plus rien autour de moi. Juste du vide. Et je tombais en chute libre.

Après un épouvantable plat, mon corps fut à nouveau immergé dans l’eau, glissant délicatement jusqu’à une berge. Je n’étais pas vraiment blessée. Juste de vilains hématomes et de nombreuses coupures sans conséquence.

Allongée dans l’eau, les épaules posées sur ce qui semblait être des graviers, je l’entendis arriver dans un gros Splash.

« Wouhouuuu ! », m’écriais-je dans sa direction.

Je me relevais pour me diriger vers lui mais mes mains ne rencontrèrent que de l’eau. Il faut dire que le courant ne m’aidait pas à me repérer.

Mes habits trempés se collaient à ma peau et m’alourdissaient. Autour de ma tête, le tissu se plaquait contre mon visage. Et pourtant je ne pouvais m’empêcher de rire. J’ignorais où nous nous trouvions, la seule chose dont je pouvais être certaine, c’est qu’il n’y avait pas de soleil ici. Et puis… il y avait autre chose d’émoustillant. Oui, cette odeur de vivant.

J’humais l’air, l’oreille tendue, aux aguets. Vu mon état d’affamée, la source de ce fumet délicieux risquait de passer un mauvais quart d’heure.

Une fois la tête hors de l’eau, j’entendis Müss crier de joie et rire aux éclats. Moi-même entendre sa voix me rendit heureux, car elle m’avait attendu, et nous n’étions pas morts ! Je partis moi aussi d’un grand rire. Je nageais jusqu’à elle et saisis doucement sa main alors qu’elle cherchait à me trouver à l’aveugle. Ces sensations fortes m’avaient presque faites oublier ma soif, mais elle se rappela vite à moi. Je sentais quelque chose dans l’air, une odeur humaine. Mais d’abord je voulais m’occuper de Müss, savoir si elle allait bien.

"Ça va ? On a réussi à en sortir ! Et… Toi aussi tu as soif ?"

Je me doutais de sa réponse, qui devait être la même que moi. Nous étions trempés mais ne ressentions pas le froid, et la fin nous guidait. Je vis même Müss humer l’air comme un prédateur. Cela ne m’enchantais pas de me laisser aller à la soif en sa présence, mais nous n’avions pas le choix. Je regardais autour de nous. En contrebas, en aval du courant, se trouvait un petit hameau. Une vingtaine d’habitations dans un vallon. Malheureusement pour eux, nous allions devoir passer leur rendre visite.

"Müss, suit moi, il y a un village plus bas."

Je parlais d’un ton moins enjoué, plus grave. Je n’étais jamais heureux de devoir me nourrir, mais il le fallait. Je commençais la descente, tenant toujours Müss par la main avec douceur. Les lumières se rapprochaient, nous n’étions plus qu’à quelques centaines de mètres.

Arrivé aux pieds des maisons, je voyais que presque toutes les lumières étaient éteintes. Le village dormait, nous pouvions agir. Je vis une fenêtre haute qui était ouverte, et je puis l'atteindre en sautant. Une fois sur l'encadrement de la fenêtre, je tendis une main à Müss pour l'aider à entrer. Silencieux, nous arrivions devant le lit où deux personnes dormaient. Je regardais mon amie, un peu gêné, mais la soif était forte. Il fallait qu'on se nourrisse.

« Ça va ? On a réussi à en sortir ! Et… Toi aussi tu as soif ? »
« Je suis affamée… Tu sens cette odeur ? »

Celle de l’Homme. Aucun doute possible. Suave et sucrée… Ce doux fumé me faisait déjà saliver.

Mirko m’avait pris la main et je lui demandai fiévreusement de me guider jusqu’aux Hommes. Il me répondit avec gravité qu’il y avait un village humain en aval et je repérais une note de tristesse dans sa voix. Cette malédiction devait peser bien lourd sur ses épaules. Mais je n’avais pas le temps de m’étendre sur le sujet, l’odeur me rendait folle. Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas bu de sang humain. Je m’étais habituée et forcée à me nourrir de celui d’animaux. Mais cette nuit, ce serait différent.

Mirko m’attirait à sa suite, tout en douceur. Il se montrait patient, se calait à mon rythme sans chercher à me presser. Plus nous approchions plus l’odeur se faisait forte. C’était intenable et ma lenteur m’exaspérait.

A un moment, l’odeur fut si forte que cela en devint intenable. Ça tombait plutôt bien car Mirko me lâcha pour grimper sur quelque chose avant de poser sa main sur mon bras pour me guider jusqu’à lui. Nous devions être dans l’encadrement d’une fenêtre. Mirko se laissa glisser sur le sol dans le silence le plus total. J’entendais la lourde respiration de deux personnes et je ne pu me retenir. Je passais un doigt sur mon visage pour faire une ouverture dans le tissu, dévoilant uniquement ma bouche puis, bestialement, je me jetais sur la personne la plus proche de moi pour planter mes crocs dans son cou. J’immobilisai ma proie en la maintenant plaquée contre sa couchette. Elle se réveilla et commença à gesticuler, mais je l’empêchais de faire le moindre bruit en plaquant ma main contre sa bouche. Elle devait être en train de s’étouffer, mais je ne pouvais me contenir. Je mordais d’autant plus fort qu’elle tentait de se dégager, si bien que son cou commençait à être sérieusement blessé. Elle finit par cesser de gesticuler pour s’immobiliser complètement. Paralysée par la peur et la douleur.

Une fois ma soif étanchée, je me retirai lentement de sa veine, sentant le liquide chaud couler à l’intérieur de mon corps. Une chaleur exquise se diffusait lentement en moi, me donnant la douce illusion d’être vivante.

Ce fluide vital accéléra le processus de guérison, si bien que mon visage fini par être totalement guéri. Cependant, je ne le découvris pas. Pourquoi ? Simplement et bêtement parce que l’idée qu’il m’ait vue dans toute ma laideur me donnait envie de rester cachée pour toujours.

Ma proie restait inanimée. J’avais bu beaucoup de sang, mais je ne l’avais pas « finie », aussi pourrait-elle surement s’en sortir. J’avais rarement eu une attitude aussi carnassière vis-à-vis des humains, en général je restais modérée et ne laissais derrière mon passage qu’une petite cicatrice. Malheureusement pour ma victime, cette nuit j’avais été trop assoiffée pour me retenir et il lui faudrait plus qu’une journée pour s’en remettre.

Müss se jeta sur sa proie qui bougea brusquement, sans pour autant pouvoir parler car elle lui tenait la bouche. Cela réveilla l’autre personne, et je me jetai aussi sur elle en plantant mes crocs dans son cou avec plus de retenue tout de même que mon amie. Le liquide chaud emplit ma bouche, la seule chose que je pouvais boire, le seul gout que je connaissais. Boire du sang me fit me sentir mieux, même si je n’aimais pas le faire. Müss se montrait bien plus bestiale sur sa proie, était-elle toujours ainsi ? Je la comprenais, elle cédait a ses pulsions.

Ma victime finit par s’évanouir et je me retirais, sentant un sentiment mitigé de satisfaction et de tristesse. Müss fit de même peu après, et je la regardais. Derrière son bandeau qui lui servait de masque, je ne voyais toujours pas son visage. Je la regardais avec compassion, sans la juger pour ce qu’il venait de se passer.

"C’est pas grave, je comprends…"

Ma voix avait toujours ce ton grave, je n’aimais pas faire de mal aux humains, mais il le fallait. Fichue malédiction… Je ressortis par la fenêtre et attendis Müss dehors. Nous devions nous mettre en route pour atteindre une ville avant la nuit. Maintenant cet épisode passé, il fallait l’oublier, passer à autre chose. C’était le quotidien lorsqu’on était un vampire. Oublier.

"Bon, par où doit-on partir maintenant d’après toi ?"

A travers les plis du tissu, j’observais ma victime. C’était une femme d’une trentaine d’années. Ses grands yeux bleus étaient magnifiques. Des taches de sangs rougissaient sa longue chevelure blonde à la douceur du satin. Elle avait l’air absent. Sa bouche rose était légèrement entrouverte et il en sortait de petits gémissements entrecoupés de pleurs.

Cette femme ne pourrait plus jamais dormir sur ses deux oreilles. Ses nuits ne seront plus que de longues heures d’insomnies. Sa vie allait devenir un calvaire. Le moindre bruit la ferait sursauter et jamais plus elle ne pourrait se balader seule. En la regardant baigner dans son sang, j’en vins jusqu’à me demander s’il n’aurait pas mieux valu la tuer directement.

« C’est pas grave, je comprends… », me souffla-t-il.

J’avais presque oublié la présence de Mirko à mes côtés. Un coup d’œil sur l’homme qu’il avait mordu me fit comprendre qu’il s’était retenu, lui.

Le vampire sorti de la chambre et après un dernier regard pour la pauvre femme, je grimpai sur la fenêtre. D’en bas, Mirko me lança un regard triste qui me chamboula.

« Bon, par où doit-on partir maintenant d’après toi ? », demanda-t-il en se faisant violence pour paraître moins affecté qu’il ne l’était.

J’hésitai une seconde avant de répondre. Une seconde de trop. Nous avions beau avoir été discrets, un enfant avait été alerté par ce qu’il se passait dans la chambre parentale. Il avait les yeux rougis de fatigues et les frottait avec une peluche faite de laine. Il entra et observa la scène avec étonnement, puis se mit à pleurer très fort. L’idée d’aller le réconforter m’effleura brièvement l’esprit avant que je ne saute par la fenêtre à la suite de Mirko.

Fini la prétendue grâce féline des vampires, dans la précipitation, je me pris les pieds sur le rebord de l’encadrement pour dégringoler droit sur Mirko.

Le village humain fut bientôt complètement éveillé. Ils lancèrent les chiens sur notre piste et l’odeur du sang sur nos habits nous trahissait. Qu’importe, nous étions bien plus rapides qu’une meute de chien lancée par des humains. Nous les distancèrent sans difficulté, cependant, je me disais qu’ils avaient raison de vouloir nous tuer. L’œuvre des chasseurs de démon était louable. Nous ne laissions derrière nous que des traces de souffrance et de désespoir.

Une fois certains d’être en sureté, je levais les yeux derrière mon masque de tissus en cherchant à me repérer. Le ciel d’été était particulièrement beau depuis les montagnes. Je me laissais tomber au sol les bras écartés, allongée dans une épaisse couche d’herbe, la tête dans les étoiles. Il nous restait du temps avant que le soleil ne se lève. Je levais la main en l’air avant de la laisser tomber vers la gauche en pointant l’horizon du doigt.

« Nord-Est ! A nous les bibliothèques de Telbara ! »

Le chemin s’annonçait long. D’autant plus que je n’avançais pas, étalée dans l’herbe, plongée dans l’infini qui s’offrait à moi. Chacune de ces petites lumières accrochées dans l’obscurité était des restes éclatant du sacrifice de Kaluni. La traînée de poussière d’étoile filante illumina le ciel avant de disparaître doucement.

« Fais un vœux », murmurais-je à mon acolyte.

Le mien était déjà exaucé.

J’attendais que Müss me rejoigne quand je vis que son regard ne portait pas sur moi. Je tournai la tête pour voir ce qu’elle voyait. Un enfant se trouvait là, nous regardant. Je voulus faire un geste pour l’apaiser mais j’entendis un petit bruit et Müss me tomba dessus. J’amortis sa chute. C’est alors que je vis que son visage était redevenu normal, du moins ses yeux étaient-ils là, brillants de leur éclat rosé. Je l’aidai à se relever alors que l’enfant se mis à pleurer, réveillant tout le hameau.

La suite devint une fuite, en courant à travers les pentes montagneuses, pour échapper aux chiens lâchés derrière nous. Mais pendant cette fuite, je me sentais bien mieux. J’avais souvent vécu cette situation, mais seul généralement. Cette fois, j’étais avec quelqu’un, une de mes congénères, et une femme que j’appréciais. L’épisode dans la maison était complètement sorti de mon esprit. Je m’étais rarement senti si vivant.

Le vent soufflait dans nos cheveux, et le bruit des aboiements s’estompaient derrière nous, ils avaient abandonné la chasse. Nous nous arrêtions, pas le moins du monde essoufflés. La nuit était belle ce soir, et les étoiles accompagnaient notre course. De même que la lune illuminait notre voie. Müss se laissa tomber au sol, dans l’herbe, bras écartés. Je m’assis près d’elle, regardant le ciel à ses côtés.

Elle tendit son bras, comme pour saisir les étoiles, et le pencha dans une direction.

"Nord-Est ! A nous les bibliothèques de Telbara !"

Je souris, elle était enthousiaste et moi aussi. Après toutes ces aventures, j’avais hâte d’arriver à Telbara aussi. Le chemin serait long, mais à deux, c’était mieux qu’en solitaire, et la compagnie de Müss me plaisait. Je m’allongeais à mon tour, regardant le ciel. Un trait de lumière zébra la voute céleste, une étoile filante. Je souris en souhaitant ne pas être séparé de Müss, j’avais trouvé ma place. Elle murmura doucement, sa voix brisant le silence.

"Fais un vœu"
"C’est déjà fait…"

Nous sommes restés là, allongés cote à cote pendant un long moment, profitant pleinement de la quiétude de ces instants. Je finis par me lever, brisant ce moment de calme. Il fallait qu’on se remette en route, et trouver un abri qui, je l’espérais, serait moins dangereux pour passer le jour. Je tendis la main à mon amie en lui souriant.

"Allez, remettons nous en route, il nous reste beaucoup de choses à vivre !"

J'avais volontairement utilisé le terme vivre, car je me sentais plus que jamais vivant. J’espérais que ces moments avec Müss ne prendraient jamais fin, que je ne sois plus seul, et elle non plus, on continuerait à vivre comme vampires, mais au moins nous ne nous rejetterions pas l’un l’autre. Pour moi, c’était le début d’un long périple, mais aussi d’une grande amitié.

Mirko proposa qu’on se remette en route, et nous nous levèrent tous les deux à la recherche d’un abri. Après avoir marché une vingtaine de minutes, nous nous trouvâmes un endroit pouvant nous protéger pour la journée. On s’y installa et, en confiance, je m’endormi d’un bloc.

Le lendemain ainsi que les jours qui suivirent, j’avançais aux côtés de Mirko dans la direction de Telbara. Quelques nuits nous suffirent pour quitter les Montagnes Dominantes. Une fois arrivée dans les plaines nous séparant de Virelinge, le manque d’abri ralenti notre progression. Nous avions besoin de trouver des arbres, creuser des trous et faire preuve d’imagination pour ne pas risquer de nous transformer en petit tas de cendre. Une fois dans la forêt, notre allure s’accéléra. En quatre nuit, nous l’avions déjà traversé, il nous en fallu deux de plus pour atteindre les portes de Port Barbe.

Durant notre voyage, nous nous nourrissions de sang d’animaux ou d’humains endormis. Nous attaquions de concert, silencieux comme des ombres. Je me montrais moins bestiale et me contenais bien mieux que lorsque je m’étais attaquée à la femme blonde dans le village humain.

Certaines nuits, nous avancions aussi silencieux l’un que l’autre, perdus dans nos pensées mais il arrivait également que nous en passions d’autre sans cesser de parler. Je me dévoilais à lui sans rien cacher. J’appréciais discuter avec lui. Il se révélait être une personne bien plus droite que moi, évitant de blesser inutilement les autres.

C’est par une nuit pluvieuse que nous entrâmes à Port Barbe. Nous approchions tout doucement de Telbara.