En quête d'anciens alliés

Je marchais depuis plusieurs nuits déjà quand je retrouvais le chemin que j’avais pris, il y a deux hivers de cela. Cette nuit là, je n’étais pas seule, Mirko, Jawbol et Elazi étaient avec moi. Ce tronc d'arbre, cette pierre, et ce dénivelé ici… Un long frisson me parcourut l'échine. Les souvenirs remontaient d'un coup et je sentais les larmes aux bords de mes yeux. A cet endroit exact, Elazi s'était tourné vers moi. Je revoyais son visage pâle, ses yeux qui me transperçaient toujours de part en part, son corps arachnéen… Et sa voix. Sept dieux, cette voix si douce et si cruelle à la fois. Je baissais la tête. Était-ce le bon choix ? J'avais enfin réussi, sinon à oublier, au moins à ne pas me sentir mal à chaque fois que je repensais à lui. Et maintenant que je foulais à nouveau ce même chemin, je sentais mon corps se glacer et mon esprit se perdre. Oui, c'était vraiment le pire des choix possibles.

Elazi m’avait dit de suivre la direction dans son dos sur un kilomètre. Ces souvenirs étaient si lointain… Etait-il seulement encore en vie ? J’espérais que oui. Je lançais un regard à la lune puis me lançais à la recherche de mes fantômes.

J’avançais au milieu de la brume automnale. Le monde avait une teinte blafarde. Je ne me repérais plus à la vue qui m’était devenue inutile, mais à tous mes autres sens. J’avançais de plus en plus lentement, non pas gênée par le manque de luminosité, mais par la peur. Qu’allais-je trouver là bas ?

Je finis par tomber sur l’escarpement rocheux que l’arachnéen avait évoqué. Je cherchais la grotte dont il m’avait parlé et fini par trouver quelque chose qui y ressemblait. Je n’osais pas appeler, aussi me contentais-je de l’explorer et de visiter les alentours. Mais je ne trouvais aucun signe d’Elazi. Il m’avait dit qu’il y serait une nuit sur deux, aussi je m'enfonçais dans la grotte, prête à attendre qu’une nouvelle journée passe.

Et s’il ne venait pas la nuit prochaine, qu’allais-je faire ? Je me sentais soudain tellement stupide et tellement lasse. Il me restait une dernière option : me rendre à la Guilde des Guerriers de Telbara à la recherche de Jawbol. Si le minotaure s’y trouvait toujours, je pourrais avoir des informations sur l’arachnéen. Ou, dans le pire des cas, d’autres Guerriers devraient pouvoir me renseigner.

Ma décision était donc prise. Si Elazi ne faisait pas son apparition la nuit prochaine, alors j’irais à la Guilde de Telbara.

La journée passa, puis la nuit revint une seconde fois. Toujours pas de trace d’Elazi. J’observais l’eau couler dans le ruisseau au contre bas. Mes pensées s’éparpillaient. Ce lieu m’avait si longtemps hanté… deux années étaient passées et il était normal que l’Arachnéen ne soit plus ici. Je finis par me lever pour me rendre non loin de là : à la capitale.

Lorsque j’atteins Telbara, la nuit touchait sa fin. Je me rendis donc dans une auberge et passait une nouvelle journée enfermée dans une chambre. C'était un souci quotidien, quand un simple rayon de soleil pouvait nous transformer en poussière. A la tombée de la nuit, je me rendis directement à la Guilde des Guerriers. J’ignorais sur qui j’allais tomber ou même si je réussirais à obtenir des informations sur l’arachnéen qui accompagnait si souvent Jawbol, mais c'était le dernier lieu où je pouvais tenter ma chance.

Le voyage jusqu'au Royaume de Telbara était long, mais Icahadeï se disait que chaque jour l'éloignait un peu plus de la dangereuse Estandre et des assassinats commis là-bas pour libérer deux esclaves. Et puis, il était en bonne compagnie : Svenjig et Vritz voyageaient avec lui, et à trois, dans la bonne entente, le voyage était beaucoup moins pénible que quand Icahadeï l'avait fait seul à l'aller. Irilh n'était pas là : les adieux avaient été dits aux portes de la capitale. Ou plutôt : les au-revoir. Icahadeï, un jour ou l'autre, retournerait à Estandre en espérant y retrouver Irilh, car il n'oublierait pas qu'il avait une dette envers lui. Une dette pour l'avoir grandement aidé à libérer deux esclaves alors que ça n'avait pas été son affaire et qu'il n'avait rien eu à y gagner. Tout cela au prix malheureusement de plusieurs morts. Icahadeï avait besoin de se recueillir, mais dans le Royaume de Telbara, puisqu'il y guidait Vritz. Il avait ramené Omisse auprès de son frère, et au passage, avait bien sûr revu Svenjig qui avait eu envie de voyager un peu avec lui.

Pratiquement deux mois furent nécessaires pour arriver enfin aux portes de Telbara. Dans les terres reculées des Ganavarelles, les trois mâles avaient eu la chance de ne rencontrer aucun grand danger. Peut-être cela aurait-il été différent sans Svenjig, puisque ce dernier, en éclaireur volant, leur avait permis d'éviter une petite tour en ruines qui servaient apparemment de repaire à bandits. Il leur avait également permis d'éviter les chemins en gorge de falaises où ils auraient été exposés à d'éventuelles embuscades.

Dans la capitale telbarane, qu'il connaissait bien, Icahadeï conduit Vritz jusqu'au temple principal. Pendant ce temps, Svenjig tâchait de trouver Elazi à l'extérieur de la ville. L'Arachnéen avait un point de chute à un kilomètre de là, quand Jawbol restait dans la région, où il passait souvent ses nuits.
Au milieu du temple trônait une gigantesque statue représentant Kaluni et ses deux fils. Depuis qu'ils étaient entrés en ville, Vritz avait promené son regard partout, admirant l'architecture si différente de celle d'Estandre et ce mélange racial perdurant dans une apparente harmonie. Icahadeï chercha quelqu'un du regard. C'était le début d'après-midi, les trois mâles avaient mangé le reste de leurs provisions en marchant dans les rues.

Ne trouvant pas la personne qu'il cherchait, Icahadeï se consacra à la prière. Vritz se joignit à lui, mimant ses gestes mais dire le moindre mot, écoutant simplement la partition d'ambiance d'un orgue.
Au bout d'une quarantaine de minutes, Icahadeï fut abordé par la personne qu'il voulait voir : une dévote Femme-lézard du nom d'Isniqë. Après une petite discussion durant laquelle Icahadeï mentionna l'ancienne condition d'esclave de son compagnon, Isniqë accepta de présenter Vritz aux prélats du temple pour porter sa volonté de se mettre au service des dieux.
Par ailleurs, Icahadeï voulait parler à Isniqë en particulier car il la savait en contact avec certains membres de la Guilde des Guerriers de Telbara, et voulut savoir s'il lui serait possible que Jawbol vienne le retrouver.

Icahadeï eut la journée pour faire le marché se racheter des provisions. Il dormit à l'auberge, et retourna au temple à l'aube. Il y trouva Svenjig qui l'informa avoir parlé à Elazi seul à quelques kilomètres d'une ferme au nord-ouest, Elazi lui avait alors demandé une faveur : aller voir les fermiers et leur demander au nom de Jawbol si « leur problème était réglé » – les fermiers devaient comprendre. Jawbol devait rentrer à la Guilde des Guerriers après avoir réglé une affaire personnelle. Elazi en avait profité pour demander que Jawbol soit informé de l'endroit où il l'attendait.

Icahadeï fut d'accord pour se rendre à la ferme. Il demanda à Isniqë de porter le message à la Guilde des Guerriers que Jawbol y était attendu par deux amis. Vint alors le moment de se séparer de Vritz qui allait rester au temple : Icahadeï lui promit de lui rendre visite aussi souvent que possible pour prendre des nouvelles et voir si tout se passait bien pour lui dans sa nouvelle vie. Vritz le remercia mille fois.

Icahadeï partit pour la ferme avec Svenjig, sans savoir si Jawbol les y retrouverait dans les prochains jours. L'attendraient-ils pour rien ? Ne sachant pas de quel « problème réglé » Elazi avait parlé, Icahadeï se disait que le mieux était que Jawbol parle aux fermiers lui-même. Seulement, Elazi lui-même n'avait, selon Svenjig, pas eu l'air bien certain du temps que Jawbol allait mettre à régler son affaire personnelle.

A la Guilde des Guerriers, si Müss demandait à parler à Jawbol, elle se verrait donc répondre qu'il n'était pas là mais que deux amis lui avaient donné rendez-vous à la ferme de Foehm, un Xolon.

Un Homme-Lézard m’ouvrit. Quand je demandais à parler à Jawbol, il me parla d’une ferme où il aurait rendez-vous. J’interrogeais mon interlocuteur sur la meilleure chose à faire et il me proposa de m’y rendre en me donnant plus de détails sur son lieu exact et sur le Xolon qui devait s’y trouver. Je le remerciais et m’en retournais sur la route. La ferme de Foehm, comme l’Homme-Lézard l’avait appelée, n’était pas très loin. Je pouvais m’y rendre en quelques heures.

Ce n’était donc qu’au début de la nuit que j’arrivais sur les lieux. Il s’agissait d’une ferme tout à fait banale. Le toit de chaume était éclairé par la lune et les champs de céréales s’étalaient sous mes yeux. Ils me faisaient penser à la mer car sous la brise, les végétaux faisaient des vagues. J’écoutais un instant la musique que les épis faisait en se frottant les uns aux autres sous la bise, puis pris mon courage à deux mains et frappait à la porte de la ferme.

Non, il n’était vraiment pas poli de rendre visite aux gens à la nuit tombée, mais une fois mordu par un vampire, la politesse de base n'avait plus de raison d'être.

Ce couple de fermiers était charmant. Dès qu'Icahadeï se présenta comme un ami de Jawbol, il entra déjà dans leurs bonnes grâces. En effet, le champ d'orge qu'ils cultivaient était tombé malade, et Jawbol avait fait le lien avec une enquête sur laquelle il s'était penché pour comprendre qu'un autre fermier avait en fait empoisonné leur champ. Une histoire de rivalité remontant à une rixe entre familles. Jawbol avait trouvé le coupable, et avait réussi à résoudre la situation. Depuis, le champ de Foehm et son épouse Shebib revivait et les fermiers espéraient tirer à nouveau des revenus de leur exploitation d'orge pour la prochaine saison. Voilà quel problème Elazi voulait savoir réglé pour de bon.

Le couple de fermiers Xolons et leurs trois enfants n'eurent même pas peur de Svenjig. Les amis de Jawbol étaient leurs amis, peu importe leurs races. Ils furent ravis de savoir qu'Icahadeï avait demandé à ce que Jawbol repasse les voir dès qu'ils pourrait, et quand il demanda s'il pouvait rester ici quelques jours pour l'attendre au cas où il serait rapide, Foehm et Shebib acceptèrent. Ces derniers lui offrirent le gîte et le couvert. Svenjig, ne voulant pas abuser de leur sens de l'hospitalité et de la gratitude, affirma pouvoir se nourrir tout seul, mais les deux fermiers insistèrent pour l'inviter à manger au moins le premier jour, et les enfants eurent l'air très enthousiastes de pouvoir faire la connaissance d'une Harpie. En fait, les trois enfants, surtout les deux plus jeunes, ne posèrent pas uniquement des questions à la Harpie mais aussi au Centaure, et parfois des questions un peu embarrassantes – mais normales venant de jeunes enfants – qui mirent Foehm et Shebib mal à l'aise pour leurs invités.

La première nuit, Icahadeï fut invité à dormir dans l'étable, à côté d'un couple de chevaux, de leur pouliche, et d'une jeune génisse. La jument se montra assez intriguée par le mâle Centaure, et ce dernier s'en amusa. Il espéra simplement que l'étalon n'allait pas le prendre pour un rival. Quant à Svenjig, il dormit perché sur un épouvantail.

La journée qui suivit, Icahadeï voulut se rendre utile aux fermiers. Ce fut pour lui à la fois un moyen de ne pas s'ennuyer bêtement toute la journée et à la fois une question de bon sens : il n'allait pas regarder les fermiers travailler et le nourrir sans rien faire. Svenjig et lui participèrent donc au travail de la ferme dans leur possible. Parfois, le Centaure ou la Harpie se permirent de jouer un peu avec les enfants. Il était amusant de voir les deux plus jeunes jouer à faire la course, les Xolons étant reconnus pour être particulièrement lents dans cet exercice. Mais après tout, la lenteur était relative, et entre eux, les Xolons ne s'en rendaient pas compte.

La deuxième nuit arriva, et alors que le soleil se cacha à l'horizon, Icahadeï retourna à l'étable, avec la jument et sa pouliche à sa gauche, et la génisse à sa droite. Svenjig retrouva quant à lui son épouvantail.
Quand Müss toqua à la porte, Foehm n'était pas encore endormi. Interrogatif, le Xolon se déplaça jusqu'à la porte d'un pas lourd, et ouvrit à la Vampire dont il analysa l'odeur par réflexe. Depuis l'étable, Icahadeï entendit à peine.

De l’autre côté de la porte, j’entendis un pas lourd s’approcher. Avant même qu’il ne m’ouvre, je devinais qu’il s’agissait d'un Xolon.

« Oui ? », me demanda-t-il simplement, le regard interrogatif.

Il devait mesurer deux mètres de haut et peser au moins trois cent kilos. C’était un mâle d’une quarantaine d’années environ, même s’il n’était pas évident pour moi de donner un âge aux Xolons dont le regard me paraissait aussi vieux que le monde. Intimidée, je bégayais quelques mots avant de me reprendre :

« Heu… Je… Bonsoir, excusez-moi de… d’arriver aussi tard. Je m’appelle Müss. Je suis une… heu… amie de Jawbol. Et de Elazi. Je suis allée à la Guilde des Guerriers pour les voir, mais on m’a dit qu’ils se rendaient ici. Alors je… enfin, je voulais savoir s’ils étaient là… », demandais-je mal à l’aise.

Je me sentais ridicule. Pourquoi voulais-je retrouver Elazi déjà ? Je n’étais même pas certaine de mes intentions. Lui demander de m’aider à trouver la pierre de Mejayi… ? Ou juste le revoir ? Ma bêtise m'aurait fait monter le fard aux joues, si je n’avais pas été une vampire.

Le fermier Xolon écouta les bégaiements de la femme d'apparence Humaine en face de lui. Il afficha un sourire au nom de Jawbol. Icahadeï, depuis l'étable, n'entendit que vaguement les voix, entre deux claquements de sabots de l'étalon qui semblait nerveux. La pouliche dormait déjà, couchée entre les pattes de sa mère qui se tenait debout, moins agitée que le mâle, à gauche d'Icahadeï ; à droite de ce dernier, la génisse se tenait très sage, somnolente. Tout un tas d'odeurs se mêlaient dans les larges narines semi équines du Centaure : la paille, le foin, l'urine animale, le fumier, le crottin, les phéromones aussi... Accolé à l'étable se trouvait un poulailler. Les coqs avaient heureusement la bonne idée de se taire pendant la nuit. Pour autant, Icahadeï ne trouva pas vite le sommeil, car ces voix tamisées au loin lui faisaient deviner que les fermiers avaient de la visite.

FOEHM – Jawbol a beaucoup d'amis qui veulent le voir, ces derniers jours !... Je ne sais pas qui est Elazi, mais nous hébergeons déjà deux amis de Jawbol, un Centaure qui dort dans l'étable, et une Harpie qui dors j'ignore où.

Le Xolon parlait à voix basse, ne voulant pas réveiller Shebib ni ses trois enfants. Il dévisagea un instant l'Humaine, pliant et dépliant sa trompe d'un air soucieux.

FOEHM – Vous allez bien, ma chère ? Vous avez l'air malade...

D’après mon interlocuteur _ un Xolon fort charmant _ nombreux étaient les amis de Jawbol qui venaient le voir. Chose étonnante : il y en avait déjà deux qui logeaient sur place pour le rencontrer. Un centaure et une harpie. Si le centaure était à l’étable, il devait y avoir d’autres personnes pour que le Xolon parle à voix basse. Peut-être de la famille, ou des employés de la ferme. Quand à celui qui me faisait face, il ne s’était pas présenté mais je supposais qu’il s’agissait de Foehm.

Quel ne fut pas mon étonnement quand il me demanda : « Vous allez bien, ma chère ? Vous avez l'air malade… ». Il dû percevoir mon malaise, car pendant un instant je me figeais sur place en le regardant, les yeux écarquillés. J’étais tellement peu habituée à ce genre de question directe que, pendant un instant, j’avais cru qu’il s’interrogeais sur le fait que je sois encore ou non en vie. Mais je me repris rapidement : il ne pouvait avoir deviné que j’étais un vampire, même si son odorat était plus développé que celui d’un humain. Je lui fis un sourire gêné en lui répondant : « J’ai beaucoup marché et je suis un peu fatiguée, mais je vais bien, ne vous inquiétez pas… ».

Je me balançais d’un pied sur l’autre, sans savoir quoi dire. J’essayais d’arrêter les pensées qui m’assaillaient comme : "Tu n’aurais pas dû venir, tu es ridicule de le chercher encore après tant d’années" et tentais de me concentrer sur le Xolon.

« Je ne veux pas vous déranger, surtout si vous avez déjà deux invités… Je peux attendre ailleurs le temps qu’Elazi… enfin, Jawbol arrive. Est-ce que vous savez quand est-ce qu’il viendra ? »

Les Vampires avaient le corps froid, leur sang ne circulait plus, leur cœur ne battait plus, et bien qu'aucun organe ni chair ne pût entrer en décomposition, leur odeur avait forcément une teinte subtilement différente, qu'une créature comme un Xolon pouvait percevoir en étant aussi près que Foehm l'était de Müss. Seulement, Foehm n'avait probablement jamais entendu parler de Vampires et ne pouvait donc que penser à une maladie quelconque ayant altéré l'odeur de l'Humaine, car après tout, c'est ce que font les maladies : elles se sentent, quand on a un odorat aussi puissant.

Le Xolon regarda l'Humaine se balancer d'un pied sur l'autre en l'imaginant fourbue et peut-être en état de sous-nutrition après un voyage pénible. Il lui adressa un sourire compatissant.

FOEHM – Je suis désolé, ma famille dort, je n'ai rien dans l'immédiat à vous offrir à manger. Mais restez vous reposer ici. Vous n'avez qu'à rejoindre l'autre ami de Jawbol dans la grange. Je ne sais pas du tout quand Jawbol est supposé revenir ici, je ne savais même pas qu'il devait revenir.

Il me souriait avec gentillesse et, pendant un instant, j’eu l’impression d’avoir plus chaud. Son attitude me réchauffait le cœur. Je ne le connaissais pas et pourtant il se montrait doux avec moi, par ses propos et ses gestes lents. De sa voix grave, il m’expliqua que sa famille dormait, ce qui expliquait que nos échanges soient murmurés. Il me proposa de terminer la nuit dans la grange avec l’autre ami de Jawbol. Je hochais la tête, espérant que cela n’ennuierait personne.

Il me conduisit à l’endroit où se trouvait deux chevaux. Je remarquais également le centaure qui devait être l'ami de Jawbol. Foehm me guida jusqu’à un espace recouvert de paille et je remarquais la présence d’une pouliche. L’odeur mélangée des chevaux, de l’urine et de la paille me rappelait des souvenirs.

Le minotaure me laissa là, après m’avoir souhaité une bonne nuit. Je jetais un coup d’œil au centaure et baissais la tête en signe de salut. En continuant de murmurer, je lui demandais :

« Bonsoir, j’espère ne pas trop vous déranger. Je m’appelle Müss, je suis une… connaissance de Jawbol. La Guilde des Guerriers de Telbara m’a indiqué que je le trouverais par ici… »

Je le regardais, toujours aussi gênée de me retrouver bêtement ici, avec une raison si stupide.

La porte de la grande s'ouvrit. Icahadeï avait entendu les bruits de pas, aussi ne sursauta-t-il pas. Foehm fit entrer une femme, une Humaine, longs cheveux noirs, vêtements sombres – quoique difficile de discerner quelque couleur dans cette faible luminosité – et une lame à la ceinture. Elle avait beau ne porter aucune armure et n'avoir pas l'air d'une guerrière, cette arme qu'elle avait sur elle suffisait à elle seule à dire qu'elle n'était pas une paysanne du coin. Foehm fit un petit salut de la tête à Icahadeï, et voyant qu'il ne dormait pas, indiqua à l'Humaine un emplacement dans la grange où elle pourrait s'allonger pour dormir. Le Xolon lui souhaita une bonne nuit et s'en alla. Ses pieds ronds et plats avaient traîné un peu de terre et laissé des empreintes caractéristiques dans la grange, parmi les empreintes de sabots équins et bovins.

L'Humaine avisa Icahadeï et le salua d'un geste de la tête que lui rendit poliment le Centaure qui se demandait qui pouvait bien être cette autre invitée du fermier. Il n'eut pas à poser la question puisque l'Humaine n'en resta pas à un simple salut de la tête, elle prit la parole pour se présenter :

MUSS – Bonsoir, j'espère ne pas trop vous déranger. Je m'appelle Müss, je suis une... connaissance de Jawbol. La Guilde des Guerriers de Telbara m'a indiqué que je le trouverai par ici...

Le message laissé par Icahadeï avait donc bien été retenu et délivré, quoique plus exactement ce message était que Jawbol était attendu à la ferme, pas qu'il s'y trouvait déjà. Si on avait dit à cette Humaine que Jawbol se trouvait à la ferme, il fallait peut-être en déduire que Jawbol était déjà passé à la Guilde des Guerriers avant elle et qu'on lui avait dit que deux amis l'attendaient à la ferme ; mais alors, dans ce cas, comment se faisait-il qu'il n'était toujours pas là ?

ICAHADEI – Icahadeï, enchanté. Eh bien... Nous attendons Jawbol ici, mais il est du coup étonnant que vous arriviez avant lui si on vous a dit qu'il est censé déjà être à la ferme. Oh pardon, je dis “nous”, car je suis venu avec un autre ami, une Harpie qui dort ailleurs, et nous comptons prochainement rejoindre un autre ami encore.

Le centaure se présenta poliment sous le nom d’Icahadeï. Lui et une harpie attendaient Jawbol dans cette ferme. Le centaure s’étonna que je sois arrivée ici avant le minotaure si on m’avait indiqué que je le trouverais ici. Je me frottais la tête en réfléchissant à ce qu’on m’avait dit à la Guilde des Guerriers. Je fis de gros efforts mnésiques pour répondre au centaure. Mieux valait ne pas l'impatienter, les membres de cette race pouvaient se montrer imprévisibles… Je n’avais qu’une piètre opinion de ces créatures, même s’il est vrai que je ne connaissais pas grand chose d'eux. Le seul avec qui j’avais partagé un bout de chemin s’appelait Yawldaec. Un centaure à fleur de peau. Il suffisait de faire quelques remarques, qu’il estimait désobligeantes, pour qu’il entre dans une colère aussi noire qu'incompréhensible. Dans tous les cas, j'appréciais la voix d'Icahadeï, posée, grave et lente. Ce centaure semblait être quelqu’un de calme.

« On m’a dit qu’il avait rendez-vous ici. Je crois…, dis-je avec hésitation. Mais on ne m’a pas dit quand. Alors ça ne veut peut-être pas dire grand-chose, le fait que je sois arrivée avant. »

Je m’approchais de l’endroit où Foehm m’avait proposé de passer la nuit. Je m’assis sur la paille, puis regardais à nouveau le centaure.

« Vous l’attendez depuis longtemps ? », l'interrogeais-je doucement.

Je me demandait s'il allait s'engager dans une conversation ou s'il préférerait dormir.

MUSS – On m'a dit qu'il avait rendez-vous ici. Je crois... Mais on ne m'a pas dit quand. Alors ça ne veut peut-être pas dire grand-chose, le fait que je sois arrivée avant.

Icahadeï trouverait plus normal qu'on ait essectivement dit cela à Müss. Entre dire que Jawbol se trouvait ici, et dire qu'il avait rendez-vous ici, il y avait une nuance. Isniqë pouvait avoir déformé le message à transmettre, ou bien c'est la Guilde des Guerriers qui l'aurait déformé ; Icahadeï ne pouvait pas prétendre savoir où se trouvait Jawbol. Au contraire, s'il le savait, il ne serait pas encore là à dormir dans cette écurie cette nuit. Cela dit, Foehm, Shebib et leurs trois enfants étaient une famille agréable et Icahadeï avait un certain plaisir à les aider dans les tâches de la ferme. Ce n'était pas plus ingrat que d'être l'esclave de quelqu'un et lui servir de monture. Foehm et Shebib étaient reconnaissants. Toutefois, Icahadeï avait conscience qu'il n'avancerait pas à grand-chose en restant là plus de quelques jours. Ces fermiers n'avaient apparemment plus de gros problèmes, et d'autres personnes pouvaient avoir plus besoin qu'eux de l'aide d'Icahadeï.

Ce que disait Müss rassurait un peu Icahadeï, qui avait commencé à imaginer que quelqu'un à la Guilde des Guerriers avait déjà vu Jawbol et lui avait déjà dit de se rendre ici avant même le passage de Müss, auquel cas il aurait été inquiétant que Jawbol ne fût pas arrivé.

MUSS – Vous l'attendez depuis longtemps ?
ICAHADEI – Ca fait deux jours. Un autre ami l'attend aussi hors de la ferme, nous le rejoindrons quand Jawbol sera arrivé... S'il arrive...

Le centaure et son amie harpie attendaient l’arrivée de Jawbol depuis deux jours. Il parla à nouveau de son « autre ami » qui l’attendait hors de la ferme. Le minotaure était quelqu’un d’honnête, bon et simple. Il n’était pas étonnant qu’il ait de nombreux amis. Centaure, Harpie, Arachnéen… je me demandais à quelle race pouvait bien appartenir cet « autre ami ». Et une idée me vint soudain en tête, un peu stupide mais lancinante. Obnubilante. J’essayais de la chasser, mais elle piégeait mon esprit aussi impitoyablement qu’une toile d’Arachnéen piégeait ses proies. Je déglutis avant d’oser poser la question qui me brulait les lèvres :

« Cet… autre ami… est-ce que par hasard, ce serait un Arachnéen ? »

Me sentant complètement stupide de poser une telle question, je repris immédiatement, sans laisser le temps à mon interlocuteur de répondre :

« Je… enfin, je sais, c’est une question étrange, mais voilà, c’est juste que… je connais un ami à Jawbol qui est un Arachnéen et… je sais qu’il a beaucoup d’amis, bien sûr, ce n'est pas ce que je voulais dire, qu'il n'en avait pas beaucoup, je veux dire. Mais peut être que, enfin, c'est vrai après tout, pourquoi pas, on ne sait jamais, ça se pourrait que… enfin… heu… voilà. C’est… juste une question, pour savoir si… enfin, si c'en est un. D'Arachnéen. »

Stupide, stupide, stupide ! Mais tais-toi donc, Müss, m'intimais-je, plus tu parles et plus tu t’enfonces ! Je bégayais et mon esprit semblait exploser. Ou imploser, qu'en sais-je ? Mes mots partaient n'importe où et je racontais n'importe quoi. Si j’en avais encore, le sang m’aurait monté au joue et me les aurait cuites.

Foutu Arachnéen ! Penser à lui me rendait toujours tellement stupide. Encore plus que d'habitude.

L'Humaine fixa Icahadeï l'espace de quelques brèves secondes, l'air de penser à quelque chose de particulier, comme si elle avait une idée derrière la tête. L'étalon à côté d'Icahadeï bâilla et fit bâiller le Centaure par effet communicatif. Celui-ci était de toute façon fatigué et serait probablement déjà somnolent voire endormi si cette Humaine ne s'était pas présentée à la ferme de Foehm et de Shebib en début de nuit. Il restait poliment à discuter avec la nouvelle arrivante, mais devait bien avouer qu'au fond de lui, il n'avait qu'une envie : que cette discussion se termine pour ne reprendre que le lendemain et que chacun puisse dormir. Maintenant que Müss, puisque c'était son nom, savait que Jawbol n'était pas encore arrivé, il n'y avait plus grand-chose à dire qui ne pût attendre le lendemain matin. Et pourtant...

MUSS – Cet... autre ami... est-ce que par hasard, ce serait un Arachnéen ?

Comment savait-elle cela ? Connaissait-elle Elazi également ? Icahadeï finissait de bâiller, il ne put donc pas marquer son expression de surprise et Müss enchaîna tout de suite sur d'autres phrases sans même laisser à Icahadeï le temps de hocher la tête.

MUSS – Je... enfin, je sais, c'est une question étrange, mais voilà, c'est juste que... je connais un ami à Jawbol qui est un Arachnéen et... je sais qu'il a beaucoup d'amis, bien sûr, ce n'est pas ce que je voulais dire, qu'il n'en avait pas beaucoup, je veux dire. Mais peut-être que, enfin, c'est vrai après tout, pourquoi pas, on ne sait jamais, ça se pourrait que... enfin... heu... voilà. C'est... juste une question, pour savoir si... enfin, si c'en est un. D'Arachnéen.

Icahadeï haussa un sourcil, intrigué par les bredouillements et la tournure de phrase subitement très brouillonne de son interlocutrice. Jawbol était-il ami avec beaucoup d'Arachnéens ? Sans doute pas, mais en même temps Icahadeï n'en savait rien. Il se souvenait seulement d'un jour, datant de plusieurs années, où Jawbol lui avait dévoilé être le sujet de quelques railleries au sein de la Guilde des Guerriers à cause justement du fait qu'il avait un Arachnéen pour ami. C'était donc quelque chose d'assez exceptionnel. Les gens évitaient en général les Arachnéens, tout comme ils évitaient les Harpies ; Icahadeï était pourtant très ami avec deux personnes de ces deux races. Comme quoi...

Icahadeï n'était pas d'un naturel méfiant et ne se demanda pas pour quelles raisons Müss voulait savoir si cet ami était un Arachnéen. Après tout, elle pouvait très bien nourrir de mauvaises intentions à son égard. Pour Icahadeï, c'était simplement une question, et puisque Müss s'était présentée comme une connaissance de Jawbol – et là encore, rien ne permettait de savoir qu'elle ne voulait pas du mal à Jawbol – Icahadeï ne sentait pas de raison de se méfier d'elle.

ICAHADEI – Eh bien oui, en effet, c'est bien un Arachnéen, il s'appelle Elazi. Vous le connaissez ?

« Eh bien oui, en effet, c'est bien un Arachnéen, il s'appelle Elazi. Vous le connaissez ? »

Elazi… Je me figeais en entendant son nom. Un tas d’image envahirent mon esprit en un millième de seconde. Son visage, ses yeux gris et transperçant, son regard mystérieux, presque inquiétant, la façon dont nous nous étions quittés, puis revus, le fil de sa soie à la lueur de la lune, sa peau d'elfe, chaude et douce, son corps d'araignée, froid et rugueux… Je fermais les yeux en tentant de vider mon esprit… mais en vain. Je déglutis ensuite avec difficulté et il me fallut une longue minute de silence pour pouvoir répondre à la question d’Icahadeï.

« Oui, je le connais. C’est aussi lui que je suis venue voir. »

Icahadeï paraissait fatigué. Il avait ostensiblement baillé pendant que je parlais. Aussi, mieux valait abréger la conversation assez rapidement et le laisser se reposer. Cependant, c'était sans compter sur mon ardent désir d'en savoir plus. La curiosité l’emporta donc sur la politesse et je ne pus me résoudre à garder la petite et dernière question qui me brulait les lèvres, et bien plus encore.

« Vous savez où il se trouve ? »

L'Humaine ne répondit pas immédiatement. A la prononciation du nom d'Elazi, elle se figea et parut troublée. Cela suffit à donner une réponse à Icahadeï : oui, elle connaissait Elazi. Pour réagir de cette manière, elle ne pouvait que le connaître. Icahadeï était curieux de savoir comment elle l'avait rencontré et de quand cela datait, mais il était trop fatigué pour avoir envie d'engager la conversation sur ce sujet tout de suite. Il voulait dormir, Müss et lui auraient tout le lendemain pour parler d'Elazi.

MUSS – Oui, je le connais. C’est aussi lui que je suis venue voir.
ICAHADEI – Ah ? Ce n'est pas Jawbol ?

Müss avait d'abord déclaré vouloir parler à Jawbol, elle avait même demandé depuis combien de temps Icahadeï l'attendait ici. Pourquoi aurait-elle posé ces questions si, en réalité, c'est Elazi qu'elle voulait voir ? Peut-être en fait ne savait-elle simplement pas où se trouvait Elazi mais espérait-elle que Jawbol saurait le lui dire.

MUSS – Vous savez où il se trouve ?

Cette question tendait à confirmer cette hypothèse. Il aurait suffi à Icahadeï de dire à Müss où se trouvait Elazi – sans se demander si Müss avait vraiment de bonnes intentions – si encore il avait été facile de décrire le chemin à prendre. Elazi attendait hors des routes, Icahadeï avait mémorisé le chemin, en se servant de plusieurs points de repère, mais il était trop hasardeux d'essayer de détailler ça oralement.

ICAHADEI – Eh bien, oui puisque nous devons le rejoindre quand Jawbol sera arrivé ici, comme je vous l'ai dit. Mais... ce serait compliqué de vous expliquer où il se trouve. Vous n'aurez qu'à venir avec nous quand nous partirons le voir. A moins que vous ne soyez pressée ?...

Quand je dis vouloir également voir l’Arachnéen, le centaure me demanda :

« Ah ? Ce n'est pas Jawbol ? »

Il était normal qu’il soit étonné puisque je n’avais pas parlé d’Elazi avant qu’il ne fasse lui-même mention de l’Arachnéen. Je précisais donc :

« Si, aussi. »

Ce qui était le cas. Elazi et Jawbol étaient pour moi indissociables, si bien qu’il ne me paraissait évident que voir l’un revenait à voir l’autre.

« Eh bien, oui puisque nous devons le rejoindre quand Jawbol sera arrivé ici, comme je vous l'ai dit. Mais… ce serait compliqué de vous expliquer où il se trouve. Vous n'aurez qu'à venir avec nous quand nous partirons le voir. A moins que vous ne soyez pressée ?… »

Oui, bien sûr, il savait où il se trouvait. Ma question était plutôt « PAR TOUS LES DIEUX, DIS MOI OU IL EST ! JE VEUX SAVOIR ! JE VEUX LE VOIR ! » mais tournée de façon plus… polie. Quand à savoir si j’étais pressée… la réponse était évidente. Je n’en pouvais plus d’attendre. Cette conversation était interminable et me donnait envie de m’éclater la tête contre ce panneau de bois bringuebalant afin de ne plus avoir à attendre dans un tel état de tension. Pas une seconde de plus. Pas une nuit de plus.

J’avais tenté de le supprimer de mes pensées pendant ces deux dernières années, et voilà qu’à présent une journée me paraissait insurmontablement longue. C’était incompréhensible. Mais c’était ainsi. Reparler de lui et le savoir tout près me rendait folle. J’étais bien plus que juste pressée. Je ne pouvais pas attendre plus. J’en crevais sur place.

Et je répondis :

« Non. »

Un mot contre une éternité. Encore cette foutue éternité. Je l’avais reçu contre mon grès une fois, et aujourd’hui, pour la seconde fois, je lui faisais à nouveau face. Car cette nuit serait ma nouvelle éternité. Attendre Elazi une nuit entière (et la journée qui suivrait) représentait un supplice. Mais je ne pouvais pas dire la vérité à Icahadeï. Parce qu’il avait baillé. Parce qu’il était fatigué. Parce qu’il voulait attendre demain. Parce que j’étais polie. Et surtout… parce que j’étais une sacrée trouillarde.

Revoir Elazi… entre le supplice d’une nuit d’attente et le fait de le retrouver, je ne savais pas ce qui était le plus difficile à affronter. Alors j’avais choisi les deux. Mon masochisme était sans borne.

« Je peux attendre demain soir…. Bonne nuit. »

Müss ne voulait pas en fait voir Elazi en particulier, et Icahadeï commença à comprendre qu'en fait, tout comme lui, c'était à la fois Jawbol et Elazi qu'elle avait envie de voir. Il ne savait toujours pas pourquoi et pourrait toujours poser la question par curiosité le lendemain. Pour l'heure, il était fatigué, même si, par politesse, il essayait de ne pas le montrer, en dépit d'un bâillement communiqué par l'étalon à deux stalles à côté, de l'autre côté de la stalle occupée par la jument et sa pouliche.

Du coup, Icahadeï se dit que si Müss n'était pas venue seulement pour Elazi, alors elle pouvait bien attendre Jawbol avec lui. Il fut conforté dans cette pensée quand Müss affirma ne pas être pressée. Icahadeï s'apprêta à lui souhaiter bonne nuit, mais après un petit temps d'arrêt, Müss ajouta :

MUSS – Je peux attendre demain soir... Bonne nuit.
ICAHADEI – Demain soir ?! Euh...

Icahadeï n'avait pas été assez précis, mais il était ici pour quelques jours à attendre Jawbol. Ca l'ennuyait maintenant de devoir faire attendre avec lui une tierce personne, mais il suffisait que Jawbol arrive le surlendemain et ce serait assez bête qu'Icahadeï et Svenjig soient déjà partis pour retrouver Elazi sans lui ! Icahadeï avait prévu de passer quatre ou cinq jours dans la ferme, compte tenu de l'hospitalité de Foehm et de Shebib, à qui il rendait service en contrepartie du gîte et du couvert ; ceci afin de laisser le plus de temps possible à Jawbol pour arriver. Or, cela ne faisait que deux jours qu'il était là. Icahadeï prit un air navré et répondit, un peu penaud :

ICAHADEI – Eh bien... Je compte rester encore deux ou trois jours ici à attendre Jawbol. Et puis... partir un soir, ce n'est pas la meilleure chose à faire. Nous partirons en pleine journée retrouver Elazi.

A ma dernière phrase, Icahadeï paru confus. Il précisa vouloir rester deux ou trois jours sur place pour attendre Jawbol. Je déglutis en entendant cela. Attendre encore deux ou trois jours ?! Il voulait ma mort ou quoi ?

« Et puis... partir un soir, ce n'est pas la meilleure chose à faire. Nous partirons en pleine journée retrouver Elazi. »

Oui, il voulait définitivement ma mort.

Bon, c’est vrai, il ignorait ma nature et la dangerosité que représentait, pour moi, le fait de sortir en pleine journée. Mais je ne pouvais m’empêcher de froncer les sourcils, gênée par sa proposition. L’attente ne me tuerait pas (bien que…) mais sortir sous le soleil, si. Quelle position devais-je adopter ? Pour le moment, je pouvais accepter sa proposition puisque, une fois que Jawbol serait là, le minotaure pourrait me sortir de ce mauvais pas. Il connaissait ma nature et pourrait soit la dévoiler à Icahadeï s’il l’estimait digne de confiance, soit m’aider à convaincre le centaure que nous devions nous déplacer de nuit. Je pouvais également lui dire la vérité dès à présent, même si je ne connaissais rien de lui et ne pouvais prédire sa réaction. Le fait qu’il connaisse Jawbol ne me suffisait pas à lui faire confiance. Mais… il avait l'air gentil. Ouvert d'esprit. Compréhensif. Bon, d'accord, je l'avoue, cette attente me minais et j'avais envie de revoir Elazi au plus vite, quitte à me faire trucider sur place par un centaure vampirophobe.

« Je comprends mais… je ne peux pas sortir durant la journée. Pas quand il y a du soleil. »

Comment lui expliquer la suite ? Je me grattais la tête en réfléchissant à mes mots. Lançant un petit coup d’œil vers le centaure, j’analysais déjà sa réaction face à ce que je venais de lui dire.

Müss fronça les sourcils, comme si l'annonce d'Icahadeï la contrariait. Elle devait sûrement être pressée. Ca expliquerait pourquoi elle était même prête à partir de nuit, le lendemain soir, au lieu d'attendre le surlendemain matin. Pourquoi être aussi pressée d'aller parler à Jawbol et à Elazi ? Elle devait avoir quelque chose d'urgent à leur dire. Icahadeï allait lui demander si c'était bien la raison de son empressement, mais Müss reprit la parole pour dire quelque chose à quoi il ne s'attendait pas du tout :

MUSS – Je comprends mais... je ne peux pas sortir durant la journée. Pas quand il y a du soleil.

Que racontait-elle là ? A son tour, Icahadeï fronça les sourcils, mais d'incompréhension. Malgré cet aveu énigmatique, Icahadeï était encore loin d'imaginer la vérité que Müss était sur le point de lui avouer. Il ne pensait même pas à une maladie, et cherchait pour quelles raisons une personne pourrait vouloir éviter de voyager en plein soleil.

ICAHADEI – Pour quelles raisons ?

se décida-t-il à demander. La réponse de Müss le fit tomber de haut : elle était une Vampire. Bien sûr, Icahadeï avait déjà entendu des Vampires. Puisque plusieurs personnes affirmaient leur existence, Icahadeï y croyait, mais n'en avait jamais rencontré et avait fini par s'imaginer qu'il n'en rencontrerait probablement jamais.

Sans vraiment le vouloir, Icahadeï eut un geste de recul, du moins à moitié puisque seules deux de ses pattes firent un pas en arrière. Il avait entendu que le vampirisme avait été une conséquence néfaste du sacrifice de Kaluni, et que l'esprit des personnes atteintes par ce fléau de Silux était avili. En quelque sorte, Icahadeï voyait les Vampires comme des Démons. Müss n'avait pourtant pas l'air d'être un Démon, mais cela obligea malgré tout Icahadeï à réfléchir de plus près aux raisons pour lesquelles Müss voulait parler à Jawbol et à Elazi, et était aussi pressée.

ICAHADEI – Que voulez-vous à Jawbol et à Elazi, au juste ? Je ne vous permettrai pas de leur faire du mal, si ce sont vos intentions.

Quand le centaure me demanda les raisons qui m’empêchaient de sortir durant la journée, j’hésitais un instant. Mais cela ne dura pas longtemps. L’attente était si douloureuse que je craquais rapidement et lui avouais ma nature de but en blanc.

Cela faisait des années que j’étais prête à affronter la réaction des autres à mon égard, une fois ma nature révélée. Généralement, les gens se montraient méfiants, voir agressifs. Certains m’attaquaient immédiatement ou fuyaient. Parfois, d’autres se moquaient de moi sans croire un seul mot de mes aveux.

La réaction de Icahadeï fut immédiate : il se recula et se mit à parler d’une voix devenue moins bienveillante qu'avant :

« Que voulez-vous à Jawbol et à Elazi, au juste ? Je ne vous permettrai pas de leur faire du mal, si ce sont vos intentions. »

Je ne pouvais lui en vouloir de se montrer méfiant, et je me devais de le rassurer. Ses doutes étaient légitimes. Je restais immobile car le moindre mouvement aurait pu être mal interprété. Je gardais un visage de marbre, réfléchissant rapidement à la meilleure réponse. J’optais pour la vérité. Du moins, une partie de la vérité. Inutile d’étaler toutes les raisons m’ayant poussées à retrouver Elazi, elles étaient toutes plus ridicules les unes que les autres et, de toute façon, il n’y aurait pas cru.

« Je ne leur voudrais jamais aucun mal, rassurez vous. J’ai connu Jawbol et Elazi il y a quelques années. Déjà à ce moment là, je voulais guérir. J’ai continué à chercher une solution à mon problème longtemps après les avoir quitté. Et je pense tenir une piste. Malheureusement, je n’ai pas réussi à aller jusqu’au bout de cette piste. Pour y arriver, j’ai besoin d’aide et… j’ai pensé à eux. C’est pour cela que j’aimerais les retrouver. Pour qu’ils m’aident… »

Formulée ainsi, l’égoïsme de ma demande était mis en évidence. Mais je n’en avais cure, pour le moment, je devais me concentrer sur une seule chose : ne pas fâcher le centaure.

Face aux soupçons à peine déguisés d'Icahadeï, Müss resta dans un premier temps impassible. Nul doute qu'elle réfléchissait à une façon de formuler sa réponse. Icahadeï avait beau être naïf, Müss avait quand même intérêt à ne pas répondre n'importe comment. Elle avait besoin de mettre le Centaure en confiance. Ce n'était en général pas très difficile mais le tact restait de mise.

MUSS – Je ne leur voudrais jamais aucun mal, rassurez vous. J'ai connu Jawbol et Elazi il y a quelques années. Déjà à ce moment là, je voulais guérir. J'ai continué à chercher une solution à mon problème longtemps après les avoir quittés. Et je pense tenir une piste. Malheureusement, je n'ai pas réussi à aller jusqu'au bout de cette piste. Pour y arriver, j'ai besoin d'aide et... j'ai pensé à eux. C'est pour cela que j'aimerais les retrouver. Pour qu'ils m'aident...

Icahadeï dévisagea un instant Müss tout en songeant à sa situation. Jawbol et Elazi étaient deux personnes au grand cœur, et Icahadeï était certain que ses deux amis accepteraient d'aider une Humaine voulant trouver un moyen de guérir du vampirisme. Lui-même avait cette volonté, se rendre utile à autrui était un leitmotiv, et il voyait désormais en Müss une nouvelle mission.

ICAHADEI – Je comprends. Je m'en voudrais alors de vous faire attendre alors que je ne sais pas quand Jawbol sera de retour. Il peut tout aussi bien arriver demain, dans dix jours ou dans un mois. Nous partirons demain soir retrouver Elazi, et je ferai ce qui m'est possible pour vous aider également.

Le centaure ne recula pas plus. Il m’observait avec méfiance alors que je parlais et, peut-être était-ce mon imagination, mais j’avais l’impression que son regard devenait plus avenant en écoutant ma tirade.

Je finis de parler. Je l’observais, prête à me défendre s’il le fallait. Quelques respirations passèrent, puis il répondit enfin. Il comprenait. Encore mieux, il était prêt à m’aider et à partir dès le lendemain soir. Je ne pu m’empêcher de sourire, ravie. Evidemment, je restais sur mes gardes. Je ne comptais plus le nombre de fois où on avait cherché à me duper avec de doux mots pour mieux me frapper dans le dos. Mais j’espérais que l’ami de Jawbol n’était pas de ce genre.

« Je ne sais comment vous remercier… ce serait merveilleux de… »

… de revoir Elazi demain ? Je tentais de réfréner mon sourire béat, espérant ne pas passer pour une imbécile aux yeux de l’ami de l’arachnéen. Je fermais les yeux pour me concentrer et terminais ma phrase plus calmement :

« Merci beaucoup. »

Je dis ensuite au centaure que j'avais besoin de sortir me dégourdir les jambes. Après, je devrais passer la journée entière dans l’étable pour attendre à nouveau la tombée de la nuit.

Je m’éclipsais donc dans la nuit hivernale. J’avais envie de rire. J’avais envie que les papillons coincés dans mon ventre s’en aillent. Je me sentais heureuse et stupide. Dire que quelques minutes auparavant, l’idée d’attendre une journée entière me tuait et que, maintenant, cela me rendait allègre.

Stupide !

Je levais les yeux vers le ciel, inspirais l’air froid de la nuit et me mit en route à la recherche d’une proie. Les émotions m’avaient assoiffée.

Müss se mit à sourire pour la première fois. Ce sourire signifiait à Icahadeï qu'il venait de faire le bon choix en n'attendant pas Jawbol aussi longtemps que prévu. Il était certain que son ami Minotaure comprendrait : c'était pour la bonne cause. Jawbol n'était pas quelqu'un d'égocentrique.

MUSS – Je ne sais comment vous remercier... Ce serait merveilleux de...

Icahadeï la laissa finir sa phrase, même s'il n'en avait pas besoin, il devinait que Müss trouvait merveilleux d'obtenir une aide diligente. En fait, il ne savait rien de la véritable relation entre Elazi et Müss, et n'avait absolument aucun moyen de s'en douter. La fin de la phrase de Müss ne vint pas, par ailleurs, la Vampire conclut par un remerciement sans trouver ses mots – ou sans oser les dire. Icahadeï lui rendit son sourire.

Müss le quitta enfin, le laissant dormir seul dans l'étable. La nuit fut assez courte, les paysans Xolons se levant très tôt pour s'occuper des bêtes. Icahadeï expliqua le changement de programme à Svenjig, puis à Foehm. Ce dernier n'allait de toute façon pas forcer les deux amis à rester chez lui, quand bien même il obtenait ainsi de l'aide dans les tâches fermières, Icahadeï et Svenjig restaient deux bouches à nourrir et n'étaient pas non plus très efficaces, Svenjig particulièrement moins.

Icahadeï fut soulagé de voir que Svenjig n'avait aucun a priori sur les Vampires. En fait, c'était même plus simple que ça : la Harpie n'avait jamais entendu parler de cette maladie-malédiction, pas même en légende. Il comprit donc l'envie d'Icahadeï d'aider Müss.

Alors que le soleil commençait à sérieusement décliner et qu'Icahadeï était occupé à bêcher, Svenjig alla rendre visite à la Vampire dans l'étable où elle était restée abritée pendantla journée. Il voleta jusqu'au milieu puis marcha sur ses pattes de rapace, sans complètement replier ses ailes. Müss pouvait admirer sa parure colorée alternant entre le mauve et le vert, deux couleurs qui d'ordinaire n'allaient pas bien ensemble mais qui, selon les goûts de chacun, pouvait rendre magnifique sur le plumage de la Harpie. Chacun se ferait son opinion là-dessus.

SVENJIG – Bonjour ? Vous êtes là ? Le soir approche.